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Pas de religion sans culture

SOCIÉTÉ • «On tend aujourd’hui à penser comme si religion et culture constituaient deux entités, qu’on pourrait opposer, mettre en corrélation, ou mobiliser pour une créativité réciproque. Or, historiquement, les choses ne se donnent pas ainsi.» Mise en perspective historique et critique des radicalités religieuses par le théologien Pierre Gisel.

Pas de religion sans culture. Le titre peut résonner comme un appel; à ce que les religions soient ouvertes à la culture, qu’elles en intègrent une part, et s’en laissent instruire. Que les croyants soient cultivés est une bonne chose. S’y ouvre un espace commun, entre religions et monde plus largement partagé. Religion s’allie à humanisme, et ils peuvent ensemble porter des valeurs communes, éthiques notamment, chacun se souciant en fin de compte de l’humain et du bien social.

Tout cela est correct comme diagnostic supposé sur ce qui devrait être refusé et sur ce qui devrait être recherché. Mais la question est plus complexe. Elle l’est historiquement, et elle l’est en termes d’enjeux de fond. Spontanément, on tend aujourd’hui à penser comme si religion et culture constituaient deux entités, qu’on pourrait opposer, mettre en corrélation, ou mobiliser pour une créativité réciproque. Or, historiquement, les choses ne se donnent pas ainsi, et le détour par le passé et par d’autres aires de civilisation peut nous aider à problématiser le contemporain. Qu’on se demande, par exemple, ce qu’il pourrait en être, en Inde ancienne, d’une différence entre fonds culturel et fonds spirituel. Ou en Chine. Sans compter les «sociétés premières» explorées par les anthropologues. Les systèmes symboliques dont elles vivaient ne font pas voir, au contraire, des différences entre ce qui pourrait être considéré comme culturel et ce qui serait religieux. Par ailleurs, même dans notre histoire occidentale, le mot de «religion» a une signification double: non seulement le religare (relier), qui fut dominant au final (mais le «lien» à un principe transcendant et permettant à une communauté humaine de se rassembler est-il spécifiquement religieux?), mais aussi le relegere, une «vertu» de retrait devant la démesure du cosmos, pour recueillir, sur fond de sagesse, les signes qui s’y offrent à déchiffrer. Cicéron en avait résumé l’épure à la fin de l’Antiquité préchrétienne, et Thomas d’Aquin en reprend au XIIIe siècle entièrement le propos dans les questions 81 à 100 de sa Somme de théologie (IIa IIae).

Focalisons-nous sur le christianisme et arrêtons-nous, pour commencer, sur le moment de sa constitution, les IIe-IVe siècles. Le christianisme n’y apparaît pas comme un produit de la Bible qui d’ailleurs, telle quelle, n’existe pas encore, notamment pas pour le Nouveau Testament; l’Ancien, donc la Bible juive, étant, lui, stabilisé et jouant un rôle fondamental pour le christianisme naissant, au titre de ce que les Grecs et les Romains appelaient le «mythologique» (du culturel? en tout cas de l’histoire, de l’épopée et du poétique, cristallisés en mémoire), le «mythologique» étant une des trois fonctions assumées en matières religieuses à côté du rapport au «politique» et au «naturel», une fonction irréductible quels qu’en soient la forme et les récits. Au cœur de l’Antiquité tardive, les coordonnées des questions que le christianisme prend en charge, comme l’éventail des réponses alors possibles, sont culturellement celles de tous. Le christianisme les partage avec les diverses gnoses et le néoplatonisme, dans une conjoncture d’ensemble qui s’impose sur fond d’un effondrement de pertinence des formes gréco-romaines de religion.

Dans ses symbolisations, sa ritualité et sa doctrine, le christianisme est ainsi un produit de l’Antiquité tardive. Il ne suffit pas de dire qu’il serait une réalité s’inscrivant dans la culture de l’Antiquité tardive. Une inscription de quoi, au juste? D’un système religieux existant comme tel? Historiquement, une telle réalité n’existe pas. Et sur le fond, c’est un fantasme, aux effets négatifs, comme tout fantasme. Qu’on n’oppose pas ici le fait d’une révélation (révélation de quoi, là encore? d’un système de croyances? de propositions valant pour elles-mêmes?). Renvoyer à une révélation, au sens où on l’entend aujourd’hui, serait anachronique. Le motif en est moderne, apparaissant dans le contexte rationaliste des XVIIe et XVIIIe siècles, et occupant alors une place stratégique, aussi bien chez les critiques de la religion que chez ses défenseurs.

Il est vrai que le christianisme, comme d’autres religions mais pas toutes, se comprend et se vit comme tradition. Mais c’est là une construction, liée à une identité, construite dans le même geste et toujours à nouveau à construire. Quant à sa teneur concrète, le christianisme présente des visages autres selon les cultures successives où il prend forme, une forme particulière à chaque fois, non sans débats et polémiques avec d’autres voies possibles, mais possibles au gré des mêmes dispositifs socioculturels. Une tradition est alors la construction d’une continuité par delà des discontinuités effectives. Elle est en ce sens seconde et répond à des intérêts propres, humains, et alors légitimes et incontournables: ils ont à voir, je l’ai dit, avec la question de l’identité. Et il y avait déjà, en amont, construction d’une mémoire, en lien avec la Bible, le face-à-face qu’elle va constituer, ainsi que la construction des manières de s’y rapporter.

Au total, le christianisme est autre dans l’Antiquité tardive, au cœur du Moyen Age, ou à l’avènement des Temps modernes. Le catholicisme qui sort du Concile de Trente, celui de la Contre-réforme ou de la Réforme catholique, est tout aussi différent du catholicisme du Moyen Age que l’est, même si c’est de manière différente, la Réforme protestante. Il est encore autre aujourd’hui, et au surplus autre en Europe, en Afrique, en Asie, en Amérique latine. A chaque fois, la réalité religieuse y est culturelle de part en part. Et à chaque fois, elle présente une cristallisation particulière d’un possible du temps, d’une époque, avec ses forces et ses faiblesses, comme pour toute forme humaine et sociale, toute manière d’habiter le monde.

Il en va de façon analogue de l’islam, différent dans la Bagdad du VIIIe siècle et dans l’Andalousie du XIIe siècle par exemple, pour ne pas parler de l’Afrique des Marabouts, de l’Indonésie ou des visages qu’il prend discrètement au cœur des mosquées européennes1 value="1">Cf. La Suisse des mosquées. Derrière le voile de l’unité musulmane (Ch. Monnot éd.), Genève, Labor et Fides, 2013., quand elles ne sont pas la proie d’un islamisme radical, justement sans culture et hors tradition. Ce n’est pas pour rien que l’islam traditionnel a développé le fiqh, le droit musulman, justement là pour médiatiser le rapport au Coran et les diverses situations socioculturelles du temps.

Or, aujourd’hui, nous sommes dans le temps de la «religion sans culture». Olivier Roy l’a magistralement montré2 value="2">O. Roy, La Sainte ignorance. Le temps de la religion sans culture, Paris, Seuil, 2008.. L’évangélisme et l’islamisme en fournissent un double visage, à la posture étonnement parallèle. Ses acteurs sont hors tradition, tout en se présentant comme fidèles, voire seuls fidèles, à une fondation ancienne. S’ils sont sans culture, ce n’est pas d’abord qu’ils seraient peu ouverts aux expressions culturelles, variées qui plus est (même si c’est effectivement le cas, refus et condamnations prévalant plutôt), mais en ce que leur modèle religieux est déculturé, fantasmé comme donné pur. Déshistorisé et, en profondeur, déshumanisé: non médiatisé par de l’humain, avec ses désirs, ses passions, ses quêtes, ses folies aussi, et ses beautés. Avec des élans pour donner sens à soi, aux autres, au monde, et ici en lien particulier à ce qui excède.

N’en déplaise à la doxa commune et spontanée, les radicalités religieuses contemporaines sont un produit moderne ou contemporain qui, comme tel, n’existe pas dans l’histoire antérieure3 value="3">Sur leurs formes, cf. Ph. Gonzalez et J. Stavo-Debauge, «‘Dominez la terre’. Le créationnisme, du fondamentalisme à la désécularisation», Archives de sciences sociales des religions 169/1, 2015, pp. 151-176.. Parmi d’autres choses, elles sont probablement un symptôme d’une société technique et fonctionnelle, au surplus sur fond mondialisé, où ne compte que le positionnement des acteurs sur un marché libre, en concurrence directe et sans jeu de médiations, hors capacité – culturelle pour le coup, mais les réalités religieuses traditionnelles en avaient fourni des formes – de problématisation, de mise en perspective et d’intelligence de ce dont est fait le religieux et de ce qui le sous-tend.

On pourrait ajouter que s’il n’y a pas de religion sans culture, sauf fantasme, du religieux est réciproquement inscrit dans la culture, fût-ce indirectement et sur des modes variables, comme il l’est dans le social. C’est pour le moins le cas pour l’Occident et la modernité qui s’y est déployée, et nous en héritons, que nous sachions qu’en faire ou non.

* Professeur retraité de la faculté de théologie et de sciences des religions de l’université de Lausanne, Pierre Gisel a exercé d’importantes responsabilités dans l’édition et dans l’université. Il a publié 20 ouvrages et a dirigé 30 collectifs. Texte paru dans CultureEnjeu n°? 47, septembre?2015 (dossier «Pas de religion sans culture»), www.cultureenjeu.ch

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