Prochainement, le Conseil des Etats sera appelé à se prononcer sur une motion de la Commission des affaires juridiques du Conseil national, déjà adoptée par cette assemblée le 11 mars dernier, visant à modifier la loi sur le Tribunal fédéral pour permettre la mention dans les arrêts du Tribunal fédéral des opinions dissidentes des juges fédéraux. La commission des affaires juridiques du Conseil des Etats propose à son conseil de l’accepter par 7 voix contre 3 et une abstention. Par rapport à la situation prévalant il y a un peu plus d’une dizaine d’années, il s’agit d’un retournement complet. En effet, à l’époque, l’opinion dominante était que cette faculté conférée aux membres des autorités judiciaires collégiales était étrangère à la culture juridique continentale, dont celle de la Suisse, et ne se justifiait que dans les pays de tradition anglo-saxonne où le poids du précédent judiciaire est prépondérant. Pour cette raison, cette innovation avait été écartée du projet de code de procédure pénale suisse alors en préparation.

Cependant, entretemps, cette faculté a été introduite dans différentes constitutions cantonales qui ont été révisées. Ainsi, la Constitution vaudoise du 14 avril 2003 contient une disposition qui permet aux juges du Tribunal cantonal d’exprimer des avis minoritaires dans les jugements et arrêts. Il en est de même de la Constitution de la République et canton de Genève du 14 octobre 2012 qui renferme une disposition analogue. Dans les débats des assemblées constituantes, l’existence de cette faculté à la Cour européenne des droits de l’homme a souvent été présentée comme un argument en faveur de cette institution, définie ainsi comme pleinement européenne et non seulement anglo-saxonne.

Actuellement, la Cour européenne est composée de 47 juges, soit un par Etat partie à la Convention européenne des droits de l’homme. Toutefois, une affaire peut être traitée par 4 formations différentes. Les requêtes manifestement irrecevables sont examinées par un juge unique qui doit être d’un pays différent de celui d’où provient la décision attaquée. Un comité de 3 juges peut rendre à l’unanimité une décision de recevabilité et statuer sur le fond d’une affaire qui a fait l’objet d’une jurisprudence bien établie de la Cour. Le juge national n’y siège qu’exceptionnellement. Une requête peut également être attribuée à une chambre de 7 juges qui se prononce à la majorité, le plus souvent sur la recevabilité et le fond de l’affaire. Dans ce cas, la chambre est composée du président de la section à laquelle l’affaire a été attribuée – la Cour en compte 5 –, du juge national et de 5 autres juges désignés par le président de la section selon un système de rotation. Enfin, exceptionnellement, une affaire peut être examinée par la Grande Chambre de 17 juges, soit à la suite d’un dessaisissement par une chambre, soit à la suite d’un renvoi accepté, c’est-à-dire un recours contre un arrêt de chambre. La Grande Chambre est composée du Président de la Cour, des vice-présidents, des présidents de section, du juge national et de juges tirés au sort dont sont exclus les juges ayant rendu l’arrêt de chambre.

Cette organisation garantit dans tous les cas où un Etat est condamné pour violation de la Convention la présence du juge national dans la composition de la Cour, puisqu’il n’y a pas de condamnation dans les hypothèses où la requête est déclarée irrecevable ou est rejetée par un comité. En outre, la faculté d’émettre un avis minoritaire, pour le juge national comme pour les autres juges, permet, le cas échéant, de tenir compte des cultures juridiques différentes. Cette présence obligatoire du juge national contredit ainsi l’argument, brandi en épouvantail, d’une jurisprudence imposée par des juges étrangers.