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Bons droits

Mauvais genre

On peut promouvoir une mode très déshabillée et se faire tailler un costard sur la Toile comme dans les prétoires. C’est ce qui est arrivé à la marque de vêtements Abercrombie et Fitch, condamnée le 1er juin dernier pour discrimination religieuse par la Cour suprême des Etats-Unis, et contrainte, un mois plus tôt, de renoncer à ses vendeurs torses nus en France, suite à une plainte du «Défenseur des Droits» pour discrimination fondée sur l’apparence physique.

La firme avait pourtant une louable intention: faire en sorte que le client vienne dans ses magasins plutôt que de passer commande par Internet. Rien de tel que le contact direct, humain. Il ne fallait donc pas se contenter de mannequins sur papier glacé, mais engager des «models» dont les qualités plastiques et d’accueil inciteraient les acheteurs potentiels à franchir le seuil de la boutique. A cet effet, et selon les termes du règlement d’embauche de la maison, il convenait qu’ils soient «sophistiqués», dotés d’un «sens du style», ce qui devait exclure aussi bien le camionneur du Midwest que la caissière de la supérette; mais aussi qu’ils sachent se montrer «ouverts aux autres», ce qui signifiait essentiellement qu’ils acceptent de se laisser photographier au côté des clientes ou clients, la chemise tombée mais le sourire bien accroché à plus de cinquante centimètres au-dessus des abdos, pour ce qui concernait le personnel de sexe masculin. Après le verdict français, il a toutefois fallu y renoncer. La désignation des vendeurs en témoignera: les «mannequins» d’hier seront les «représentants de la marque» de demain.

Les anatomies féminines étaient moins explicitement offertes aux regards, correction politique américaine oblige; mais les employées à la vente se devaient d’être «sexy» à souhait. Il faut dire que l’enseigne met toujours l’accent sur ses jeans «stretch super skinny», moulant avantageusement des éminences modérément charnues sur les photos publicitaires. Elle a par ailleurs suscité quelques polémiques, naguère, en proposant des hauts de bikinis rembourrés de taille sept ans et des strings pour gamines de dix.

Sexualisation précoce, exhibition dénudée de la chair et du muscle: ces caractéristiques qui ont fait le succès de la marque n’ont pas empêché une jeune fille de
17 ans de se présenter à un entretien d’embauche pour un poste de «model», en 2008, dans l’Oklahoma, dûment voilée d’un hijab de couleur noire. On eût pu s’y attendre: sa candidature est aussitôt rejetée au motif qu’elle ne correspond pas à l’image «décontractée» (le fameux «casual luxury») que l’entreprise veut offrir, et qui notamment proscrit les couleurs trop sombres. Qui dit voile ne dit pas nécessairement soumission: Samantha Elauf s’insurge, attaque en justice, obtient 20 000 dollars de dommages et intérêts en 1re instance; jugement confirmé, donc, il y a quelques semaines, par la Cour suprême.

Sur les photos qu’on connaît d’elle, la jeune femme est couverte du haut en bas, sans laisser dépasser ni un orteil ni une oreille. Jeter son dévolu sur une firme dont la pratique est en totale contradiction avec les préceptes vestimentaires qu’on s’applique à respecter, c’est faire preuve d’une belle hardiesse. Certains y ont vu de l’inconscience, ou de l’incohérence; de mauvais esprits ont parlé de perversité, de défi délibéré avec certitude d’obtenir gain de cause et réparation dans un pays où les tribunaux savent parfois se montrer fort généreux. Mais à Dieu ne plaise qu’on puisse être taxé d’hypocrisie dans l’affirmation de sa foi! Si cette jeune musulmane de stricte observance a tenu, contre vents et Coran, à entrer dans le temple du luxe et de la luxure, c’est uniquement, soyons-en bien certains, pour mieux pouvoir devant la fesse se voiler la face.

C’en est donc fini de l’exclusion professionnelle de toutes celles et ceux qui veulent rester fidèles en toute circonstance à leur religion; ou des «gros», des «moches», de tous ceux et celles qui sont menacés de discrimination, et que les défenseurs des droits, en France ou ailleurs, ont pour mission de protéger. Mais en couvrant à nouveau les corps, c’en est aussi terminé d’un des derniers espaces publics, ou semi-publics, où le voyeurisme était toléré, même accueilli avec un sourire – il est vrai commercial et plus ou moins contraint, ce qui ne m’empêche pas de le regretter. Et en voyant la superbe montre en or que Samantha Elauf arbore modestement à son poignet sur certaines de ses photos, je songe à un dernier droit, dont visiblement les tribunaux ne se sont pas encore souciés: celui, pour tout un chacun, de pouvoir acquérir tels de ces produits de luxe qu’on nous fait miroiter en vitrine ou dans d’alléchantes et envahissantes publicités. Mais pour ça, les pauvres peuvent toujours aller se rhabiller – au rayon sacs à patates, cela va de soi.

*Ecrivain.

Opinions Chroniques Guy Poitry

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lundi 8 janvier 2018

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