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UN RÉFUGIÉ ENTRE VAGUES ET RÊVES

PARCOURS • Après avoir traversé le Sahara et la Méditerranée à 17 ans, Farah a charmé le Parlement européen, bon nombre d’ONG et d’organisations internationales, et s’apprête à publier un livre. Dans la valise d’un migrant, il y a aussi de l’optimisme, beaucoup d’ambition et un potentiel insoupçonné.
En tant que réfugié et homosexuel TERRE DES HOMMES SUISSE/YOSHI SHIMIZU

Il ne veut surtout pas de pitié. Son credo à lui, c’est courir après ses rêves. Il en a déjà réalisé quelques-uns: les magazines le dévoilent en couverture, des politiciens européens le plébiscitent, les ONG se l’arrachent. Lui, c’est Farah Abdullahi Abdi, pas tout à fait 20 ans, tignasse afro stylisée, pantalon corsaire et veste en cuir bordeaux. Signe particulier: il a traversé la Méditerranée dans l’un de ces bateaux bardés de réfugiés qui font les gros titres des journaux. La Méditerranée, c’est l’étape la plus courte, mais la plus dangereuse, d’un périple migratoire incertain. Il a aussi été emprisonné cinq fois en Libye, torturé. C’était en 2012, il n’avait alors que 17 ans1 value="1">D’après le HCR, plus de 50% de réfugiés sont mineurs.. Mais, il le répète, il ne veut pas de pitié, juste vivre sa vie, ses rêves, écrire et parler.

Charmeur, ce jeune activiste et blogueur animait une conférence de l’Office du Haut-Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés, à Genève, début juillet, au cours de laquelle il a réussi à faire rire l’assemblée. Invité d’événement en événement, son temps ne lui appartient plus. Mais qu’est-ce qui fait courir ce surprenant garçon? «Je fais tout ça pour avoir un sentiment d’appartenance», déclare-t-il.

«J’étais dans cet endroit très, très obscur, et je savais que soit je partais, soit je me suicidais»

Difficile pour Farah de déterminer où il est vraiment chez lui, car il est doublement réfugié. Au Kenya d’abord, puis à Malte. Né en Somalie, l’un des trois pays au monde d’où proviennent le plus de réfugiés, il a fui, à l’âge de trois ans, la guerre civile qui ravage le pays. «Ne voyant pas d’issue au conflit, raconte-t-il, ma mère a pris la décision de partir, pour nous offrir une scolarité.» Premier camp de réfugiés: Kakuma, au nord-ouest du Kenya. La famille n’y restera que trois mois. «Les conditions de vie étaient intolérables, pires qu’en Somalie. Il faisait vraiment chaud pendant la journée et il n’y avait pas d’installations sanitaires». La famille émigre à Nairobi où le garçon grandit, apprend le swahili et l’anglais. Il estime n’avoir pas eu de problème d’intégration au Kenya, contrairement à Malte, où son blog, sa notoriété et ses origines lui attirent de nombreuses critiques. «Lorsque j’ai fait la couverture du mensuel de mode Sunday Circle [magazine lifestyle maltais], la réaction a été très vive, certains ont été scandalisés: ‘Vous habillez les réfugiés en Armani maintenant, ils ne sont plus pauvres?’» imite Farah, l’air offusqué. Lui a adoré «être une diva le temps d’une journée».

Le magazine, prudent, n’a pas révélé la raison qui a poussé Farah à quitter son cocon de Nairobi pour se risquer dans un périple que de nombreuses personnes paient de leur vie2 value="2">En 2012, l’année où Farah est arrivé à Malte, environ 500 migrants auraient perdu la vie en effectuant la traversée de la Méditerranée.. Même la mère du jeune homme n’était pas au courant: «Tu veux te faire tuer? Tu veux aller mourir en Méditerranée? Pourquoi veux-tu partir?» Farah se souvient: «J’étais très déprimé. Elle me donnait 400 dollars par semaine pour que je m’achète des vêtements, en espérant que ça me rendrait heureux.» Il est parti sans pouvoir lui expliquer la vérité: «J’étais dans cet endroit très, très obscur, et je savais que soit je partais, soit je me suicidais.» Comment parler à sa mère de son orientation sexuelle, qu’il avait cachée à tout le monde, alors qu’en Somalie, son pays d’origine, les homosexuels sont considérés comme un «danger pour la société», et qu’au Kenya, son pays d’accueil, ils risquent jusqu’à 14 ans de prison? En Afrique, la législation d’au moins 35 pays, chrétiens ou musulmans, condamne les actes homosexuels.

«Il n’y a pas de problème de migration en Europe, juste un problème de couleur de peau»

Farah a gardé son secret à travers le désert et la Méditerranée. Avant d’embarquer pour l’Europe, il ne connaissait pas sa destination. «Depuis la Libye, certains bateaux arrivent à Lampedusa, d’autres à Malte, personne ne sait à l’avance où ils vont», explique-t-il. Heureusement pour lui, il s’est retrouvé sur l’île anglophone. Parlant la langue, il a tout de suite pu se démarquer. Après un examen osseux pour déterminer son âge, il est sorti très vite du centre de détention où sont enfermés les réfugiés pour intégrer un centre ouvert pour mineurs. Il s’est confié à une psychothérapeute. «Ton histoire est très importante, l’a-t-elle averti, si tu ne la racontes pas, ta demande d’asile sera refusée.» Il a mis trois mois avant de se sentir prêt à raconter les raisons de sa migration aux autorités. Reconnaissant le risque de persécution lié son orientation sexuelle, Malte lui a rapidement accordé le statut de réfugié.

Le jeune homme trouve du travail sur un chantier, puis dans un restaurant. «A Malte, nous apprend-il, les requérants d’asile peuvent travailler légalement dès l’âge de 16 ans». Il résume en trois mots les besoins des jeunes réfugiés: intégration, thérapie, emploi. Pour lui, l’intégration passe nécessairement par la connaissance de la langue du pays qui les accueille; c’est grâce à la connaissance de l’anglais qu’il s’en est si bien sorti. «Beaucoup de filles et de garçons ont été brutalisés et violés durant leur voyage, ils ont besoin d’un accompagnement psychologique, estime-t-il. Quant à l’emploi, c’est le meilleur moyen de ne pas être un fardeau pour le pays hôte. Je travaille, je paie mes impôts, j’étudie, je fais juste partie de la société». Contrairement aux idées reçues, dans la plupart des pays, les migrants paient plus d’impôts et de contributions sociales qu’ils ne reçoivent d’aide. En particulier en Suisse, où ils apportent à l’Etat un bénéfice net estimé à 2% du PIB3 value="3">Source : www.oecd.org.
Bien dans ses espadrilles aujourd’hui, il n’a pas peur de témoigner. «Oui, la traite d’êtres humains est un business lucratif, surtout en Libye.» Il révèle le coût total de son périple: 12 000 dollars, de Nairobi à Malte, payés en tranches par sa mère. «Les trafiquants nous donnaient des instructions: ‘Appelez vos proches et dites-leur de transférer l’argent; quand on le recevra, vous pourrez continuer votre voyage’.»4 value="4">Farah a voyagé avec son cousin en bus de ligne de Nairobi à Juba, au Sud Soudan, où le premier groupe de trafiquants l’a pris en charge. Puis il a été ballotté d’étape en étape, de trafiquants en trafiquants, intégrant à chaque fois un nouveau groupe de réfugiés. De Juba à Khartoum, puis la traversée du Sahara serré avec 33 autres personnes dans un pick-up, avant d’arriver en Libye, où il vit arrestation sur arrestation par des miliciens, sa famille payant à chaque fois pour qu’il soit libéré. Il a mis sept mois pour traverser le pays jusqu’à la Méditerranée.

«Non, il n’y a pas de problème de migration en Europe, juste un problème de couleur de peau.» Pour Farah, le monde fait face à des enjeux plus pressants, comme le changement climatique ou la corruption. «Pour les politiciens, assène-t-il, nous, les migrants, sommes un bouc émissaire facile. On nous accuse, on nous fait passer pour un fardeau, pour les méchants. Au final, nous ne pouvons de toute façon pas voter pour ou contre eux. Il leur suffit donc de convaincre leur public de nous détester pour gagner plus de voix.»

Farah se souvient de son passage dans un centre pour mineurs. «Certains des éducateurs étaient très xénophobes, ils disaient: ‘Retournez dans votre pays, vous gaspillez nos ressources’». Probablement mal payés, souffrant de la crise avec leur famille, «ils ne supportaient pas la manière dont le gouvernement prenait soin de nous, en nous donnant sept euros par semaine d’argent de poche, trois repas par jour, tout ce dont nous avions besoin». Il peut les comprendre: «Moi aussi, avoue-t-il, quand j’étais très en colère, triste ou déprimé, je cherchais la cible la plus proche, pour l’humilier, afin qu’elle souffre avec moi.»

Farah veut continuer à vivre ses rêves. Il en a le potentiel et l’ambition. En tant que réfugié et homosexuel, il veut continuer son double combat contre l’exclusion; publier son livre; devenir styliste; finir ses études en relations internationales (pour travailler à l’ONU, son plan B); abolir les frontières. «Je suis un citoyen du monde, affirme-t-il. Mon pays est condamné depuis ma naissance, suis-je condamné parce que mon pays est condamné? Non, répète-t-il, convaincu. Je suis un citoyen du monde.» I
*Terre des Hommes Suisse.

«Destination inconnue» en action

La moitié des personnes en situation de migration a moins de 18 ans. «Destination inconnue» est une campagne internationale, conduite par Terre des Hommes - Fédération internationale (TDHFI) et ses organisations membres, pour protéger ces enfants et ces jeunes. Elle vise à développer des mécanismes spécifiques de protection, sensibiliser le public et mener des activités de plaidoyer en vue d’un changement politique. D’après Ignacio Packer, secrétaire général de TDHFI, les politiques européennes actuelles en matière de migration «répondent à la peur et vont à l’encontre du droit humanitaire». La campagne, accompagnée par les opinions des enfants migrants eux-mêmes, a formulé 10 recommandations pour la protection des enfants en situation de migration, qui concernent notamment la détention d’enfants mineurs, la réunification familiale, et l’accès aux services tels que l’éducation, la santé, la justice ou l’emploi.
Terre des Hommes Suisse, basée à Genève, est active auprès des enfants migrants au travers de plusieurs projets, en Inde et au Pérou. Elle travaille sur plusieurs plans:

• Prévention des dangers liés à la migration des enfants;
• Développement d’éléments protecteurs du point de départ au point de destination;
• Sensibilisation des populations;
• Plaidoyer pour des politiques, des pratiques et des législations qui tiennent compte de l’intérêt supérieur de l’enfant;
• Travail au sein des communautés afin d’offrir des alternatives aux enfants et à leur famille: accès à l’éducation, à la formation professionnelle et à des perspectives de développement. ESS

Plus sur www.terredeshommessuisse.ch/campagne/destination-inconnue

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Opinions Contrechamp Elena Sartorius

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