Chroniques

Emouvantes privatisations

Mauvais genre

«Le lion d’Athéna» a été détruit. La statue trônait à l’entrée du musée de Palmyre, elle avait échappé aux bombardements aériens du régime syrien: l’autoproclamé «Etat islamique» s’est chargé de la faire sauter. Ce qui donne une dépêche, une information, en un temps où l’essentiel est de faire régulièrement parler de soi, qu’on soit starlette ou groupe terroriste. Il faut dire aussi que le monument de trois mètres et demi de haut, pesant quinze tonnes, était difficilement transportable, donc vendable. Or les guerres d’aujourd’hui servent en particulier à faire circuler les biens culturels, c’est-à-dire à faire passer sur le marché international et en mains privées ce qui relevait de tel ou tel patrimoine national. A cet égard, ledit Etat islamique est tout à fait dans l’air du temps: antiétatique à souhait. Et les destructions auxquelles il se livre (à l’instar de ses homologues guerriers de toute origine, étatsuniens y compris) contribuent à maintenir le haut niveau du marché en raréfiant le nombre d’objets à vendre, en les rendant plus précieux, donc plus chers.

Quelques jours auparavant, à Paris, un «masque serpentiforme» de la «tribu» guinéenne Baga était proposé aux enchères salle Favart. Le magazine spécialisé qui me l’apprend relève que son bois est «un peu dévoré» par les vers, mais que sa valeur est considérable: on n’en répertorie qu’une cinquantaine de par le monde, et l’un d’eux a atteint la somme de 3 289 000 dollars en 2008. Presque tous ont été «récoltés» entre 1957 et 1961. Ce qui ne tient nullement au hasard: en 1958, à peine arrivé au pouvoir à Conakry, Sékou Touré s’en prend au «fétichisme», interdit les cérémonies d’initiation, ordonne la destruction des objets rituels. Ses précédents discours l’ont déjà fait pressentir; et aussitôt, les collectionneurs et marchands se ruent sur tout ce qu’ils peuvent obtenir, avec la complicité tacite du régime, semble-t-il – le marché de l’art mérite assurément plus d’égards que les cultures locales.

On peut supposer que la «crise grecque» permettra elle aussi une dispersion bienvenue de tout ce qui est susceptible d’intéresser les amateurs d’antiquités. Les frises du Parthénon, quant à elles, pourront sans problème rester au British Museum; les Grecs avaient construit un musée dans l’espoir de leur retour à Athènes, mais la situation économique du pays ne peut que réjouir les Britanniques, et de coupe en coupe dans les budgets, on n’aura aucune peine à affirmer, comme on le faisait naguère pour tant de pays extra-européens, que celui-ci est incapable d’entretenir correctement son patrimoine et que c’est une bénédiction si d’autres se chargent de le «sauver».

Ce qui n’empêche nullement qu’on verse une larme sur le malheur des Grecs, bien au contraire: le drame est même une valeur surajoutée, qui introduit une extraordinaire dimension émotive dans l’objet, laquelle peut se calculer en euros, dollars ou livres sterling. On le constate notamment avec des œuvres spoliées du temps du nazisme comme le Portrait d’Adele Bloch-Bauer par Klimt ou Deux cavaliers sur la plage de Max Liebermann. La première se trouvait au musée viennois du Belvédère, la seconde aurait pu aller au Kunstmuseum de Berne, soit dans des institutions publiques – ce qui serait évidemment d’une affligeante vulgarité anti-sentimentale. La nièce d’un des propriétaires, le petit-neveu de l’autre se sont battus pour que les tableaux leur reviennent. Avec un héroïsme, et un succès, que le film de Simon Curtis Woman in gold (La Femme en or) vient de saluer, le titre pouvant renvoyer aussi bien au modèle de Klimt qu’à l’héritière, compte tenu des 135 millions de dollars que Ronald Lauder a déboursés pour acquérir le tableau. La toile de Liebermann, quant à elle, a été vendue le 24 juin dernier chez Sotheby’s pour 1,865 millions de livres (2,73 millions de francs), alors qu’une version homonyme quasi identique avait été adjugée dans la même maison de ventes pour 289 250 livres en 2009.

C’est que le marché de l’art a une fibre sensible qui réagit très rapidement sur les cordons de la bourse. On le vérifie d’ailleurs à la lecture des propos de Caroline Lang, la «chairman» helvétique de Sotheby’s, rapportés par le journal 24 heures deux jours avant la mise aux enchères de Deux cavaliers sur la plage. Si l’héritier a aussitôt vendu cette œuvre qu’il lui était arrivé de voir quelques fois chez son grand-oncle il y a plus de septante-six ans, c’est «pour oublier, pour se détacher. Le dilemme est terrible et la résilience de David Toren incroyablement émouvante.» Il est ainsi parvenu à «se libérer du passé», en accord avec le sujet du tableau, comme le précise judicieusement Mme Lang: car «qu’y a-t-il de plus libre que des chevaux sur une plage?»

Les cavaliers qui tiennent la bride, peut-être? et qui savent sur quel champ de courses évoluer: celui où les drames de l’histoire peuvent se convertir en millions.

Opinions Chroniques Guy Poitry

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lundi 8 janvier 2018

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