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Rousseau n’est pas mort

GRÈCE • Même si le peuple se trompe, il doit avoir le dernier mot. S’appuyant sur la pensée rousseauiste, Guillaume Chenevière estime que le «coup de pistolet tiré dans le ciel grec» a le mérite de réveiller les consciences.

«Vous oubliez une information importante: Rousseau est mort!» Ainsi Bronislaw Baczko nous apostrophait-il, avec son accent inimitable, lors de la préparation du tricentenaire de Jean-Jacques.

Glanant, d’un média à l’autre, les échos du référendum grec, je me suis dit qu’il avait tort. L’époque a changé, mais les idées politiques du Citoyen demeurent plus actuelles que jamais, surtout celles que contiennent les Lettres écrites de la Montagne, indispensable commentaire du Contrat Social à partir de l’exemple genevois.

Les volontés de l’élite et celles du peuple, dit Rousseau, «quelquefois s’accordent et quelquefois se combattent. C’est de l’effet combiné de ce concours et de ce conflit que résulte le jeu de toute la machine».

Le 6 juillet, sur BBC World, le correspondant du Wall Street Journal terminait son jugement du NON grec par cette réflexion: «Entre, d’une part, les créanciers, les analystes financiers, les économistes, les politiciens européens et, d’autre part, le peuple qui souffre au quotidien, la déconnexion est insurmontable.»

C’est précisément le point de vue de Rousseau. L’élite tend inévitablement à représenter l’intérêt des puissants. Si ceux-ci se trompent, c’est pour l’essentiel le peuple qui souffre. Voilà pourquoi le peuple doit avoir le dernier mot. S’il se trompe à son tour, il en sera lui-même victime et cherchera à corriger son erreur, «au lieu que l’abus de la puissance, ne tournant point au préjudice du puissant, mais du faible, est par sa nature sans mesure, sans frein, sans limites.»

Il est aisé de constater que les bureaucraties technocratiques qui nous gouvernent sont déconnectées de la vie réelle des hommes et des femmes. Il suffisait, pour s’en convaincre, d’entendre Jean-Claude Junker sermonner les Grecs; la crainte de mourir, répétait-il d’un ton sentencieux, ne justifie pas le suicide. Eh non, cher Monsieur, ce n’est pas la crainte, mais la certitude de mourir, à moins d’un changement de cap radical, qui justifie les risques pris.

Reste que le peuple n’a pas la solution dans ses mains. Seule une élite compétente – pour Rousseau une méritocratie – peut le conduire sur un chemin qui lui assure la liberté et le bien-être. Rousseau ne croyait pas à une démocratie où l’on s’écrie «le peuple a tranché», comme s’il s’agissait d’un oracle. Pour lui, le peuple est certes absolument souverain, mais dans un cadre constitutionnel clair, sur un problème dont on a longuement recherché une solution conforme à l’intérêt général, en dépit de la pression des intérêts particuliers.

La consultation hâtive du peuple grec organisée dimanche par M. Tsipras répond-elle à ces critères? On peut en douter, mais il est juste de dire que six mois de négociations avec l’Europe n’ayant abouti pour ainsi dire à rien, c’était sans doute le dernier moment de frapper du poing sur la table.

Dans l’édition du week-end (du 4-5 juillet) de l’International New York Times, George Packer s’exclame: «Il est difficile d’imaginer que nous aurons de meilleurs élites dans un proche avenir. Faute de révolution, reste à espérer que nous aurons de meilleurs populistes.»

Je m’associe à ce vœu, en rêvant que Syriza se révèle aussi habile à dénouer les nœuds qu’à les trancher! Pour l’heure nous ne pouvons qu’attendre, avec crainte et tremblement, de savoir comment la Grèce mangera ou sera mangée.

Le mérite du coup de pistolet tiré dans le ciel grec est de réveiller les consciences. Les élites d’Europe ne peuvent pas indéfiniment jouer avec les peuples sans se soucier de la crise endémique, du chômage systémique et des emplois sous-payés avec lesquels on prétend le combattre.

Comme dit Rousseau, nos politiques «ne parlent que de commerce et d’argent. L’un vous dira qu’un homme vaut en telle contrée la somme qu’on le vendrait à Alger; un autre en suivant ce calcul trouvera des pays où un homme ne vaut rien et d’autres où il vaut moins que rien. Ils évaluent les hommes comme des troupeaux de bétail.»

Espérons que la réalité fera du moins mentir son jugement sans appel des Européens: «Tous dans les mêmes circonstances feront les mêmes choses; tous se diront désintéressés et seront fripons; tous parleront du bien public et ne penseront qu’à eux-mêmes; tous vanteront la médiocrité et voudront être des Crésus.»

Chers amis grecs, courage.

Opinions Agora Guillaume Chenevière

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Grèce

lundi 1 juin 2015
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