Contrechamp

Patates OGM, sélection et service public

SUISSE • Les multinationales de l’agroalimentaire et l’Etat – par le biais du centre de recherche Agroscope – veulent lever le verrou sur les OGM en Suisse dès la fin du moratoire, fin 2017. Un collectif anti-OGM décortique les enjeux du récent feu vert accordé aux essais en plein champ d’une patate génétiquement modifiée.

A part le gibier et quelques plantes sauvages comestibles, toutes les espèces que nous consommons ont été façonnées par l’humain. La domestication qui rime avec la civilisation a sélectionné, donc développé, des espèces transformées par et dépendantes de la culture humaine. La sélection ne peut ensuite que continuer, ne serait-ce que parce que l’environnement et les maladies qui affectent ces espèces évoluent constamment. Mais elle peut prendre plusieurs directions.

La domestication du vivant a fait un saut qualitatif majeur à la fin du XXe siècle: la sélection ne s’appuie plus seulement sur des variations génétiques aléatoires et le contrôle de la reproduction sexuée, elle s’opère par intervention directe et intentionnelle sur le génome lui-même. Bienvenue dans l’ère du génie génétique et de ses «OGM», qui va bouleverser le métier de sélectionneur apparu quelques siècles plus tôt.

Le problème historique récurrent de ce métier spécialisé, c’est de devoir investir beaucoup dans la recherche et le développement pour l’amélioration et l’adaptation des variétés sur au moins sept ans, voire bien plus, et ne pouvoir vendre que des produits que les producteurs-trices sont capables de reproduire gratuitement dans leurs champs. C’est donc une activité non rentable. Il y a donc trois possibilités concurrentes d’envisager la sélection: 1) Ce sont les paysan-ne-s qui font la sélection par et pour eux-elles-mêmes, comme ils et elles l’ont toujours fait; 2) C’est l’Etat qui finance cette activité spécialisée en tant que service public; 3) On empêche les paysan-ne-s de ressemer (interdiction par les brevets, ou semences stériles alias Terminator alias GURTS, ou semences improductives en deuxième génération alias les «hybrides»), permettant ainsi des profits privés.

Dans nos pays industrialisés, la production a déjà été largement séparée de la reproduction. Les producteurs-trices, soumis à une telle pression sur les prix et à une telle surcharge (notamment administrative), cèdent volontiers au confort de déléguer la recherche variétale et la production des semences à des spécialistes. Cette séparation est utile à double titre: un marché a ainsi été créé pour le secteur privé des entreprises semencières, tout en offrant à l’Etat un levier important pour diriger la production nationale de nourriture. Il dispose pour cela d’outils de contrainte comme les catalogues officiels de semences autorisées et les normes de l’Office fédéral de l’agriculture (OFAG) qui conditionnent l’octroi des paiements directs, mais aussi d’outils d’aide paternaliste comme les stations de recherche publique.

En Suisse, la conservation et la sélection variétales, la fourniture des semences et plantons – notamment de patates – accompagnée d’indications de qualité, de productivité et de préférence des consommateurs est assurée en bonne partie par les stations de recherche publique d’Agroscope. En général, les agriculteurs-trices choisissent la variété qui a le plus de «+» dans le tableau récapitulatif, plaçant une totale confiance dans les experts. Agroscope remplit donc un rôle de service public, sur lequel les producteurs-trices s’appuient. Et comme toujours, la béquille crée le handicap: cette dépendance, cette carence d’autonomie, est le cheval de Troie idéal pour introduire les OGM dans l’agriculture avec leur consentement.

On a tendance à croire dans ce pays que l’Etat assume, contrairement à ailleurs, un rôle de garant de l’intérêt général en matière agricole, mais un faisceau de faits montre que ce n’est pas vrai. Au mieux, on pourrait dire qu’il pousse plus modérément dans la direction productiviste.

D’abord, le Conseil fédéral ne cesse de répéter qu’il faut rendre l’agriculture plus compétitive, la considérant comme n’importe quel autre «secteur de l’économie». Ainsi, la réduction du nombre de fermes est un objectif très clair, et sans que ce soit très visible, ça va vite: environ quatre fermes de moins par jour.
Ensuite, l’enseignement public dans les écoles d’agriculture est lamentable en matière de promotion de diversité d’approches, de diversité variétale, d’alternatives au productivisme ou de philosophie du vivant. Il s’agit davantage de former des gestionnaires d’entreprises que des co-créateurs-trices de fertilité.

Enfin, on voit avec l’affaire des OGM que les scientifiques qui gèrent et orientent l’agronomie étatique parlent le même langage, tiennent le même discours scientiste que l’industrie. Et pour cause: c’est le même milieu social. Les Gruissem, Keller, Winzeler, Schori et consorts sortent du même moule que leurs amis généticiens de Syngenta, BASF ou Monsanto, firmes chez qui ils ont souvent fait une partie de leur carrière. Leur idéologie a été bien résumée par l’ayatollah et conseiller national Jacques Neyrinck à la RSR le 12 février: «La recherche est pure et doit pouvoir agir avec une liberté totale, les opposants nourrissent des fantasmes et les écouter signifierait un retour à l’Inquisition». Bien sûr, les conflits d’intérêt n’existent pas…

Ce printemps, Agroscope a commencé à tester en plein champ des patates dites «cisgéniques»1 value="1">La cisgenèse est un transfert artificiel de gènes entre des organismes étroitement apparentés (de même espèce), en utilisant les mêmes techniques que la transgenèse. L’utilisation du préfixe cis- par opposition à trans-, signifiant que la barrière des espèces n’est pas franchie, vise à masquer qu’il s’agit en fait du même procédé., génétiquement modifiées pour mieux résister au mildiou, dans son nouveau c(h)amp ultra-sécurisé à Affoltern (ZH). Cette installation permanente a été accordée aux chercheurs par le parlement, et accueille ou accueillera d’autres essais de biotechnologie végétale comme des blés et des pommiers.2 value="2">www.protectedsite.ch

Le mildiou est un champignon qui cause bien des soucis aux producteurs-trices de patates et de tomates notamment, quand les conditions humides se prolongent. Dans une brochure de 1999, «Laissons tomber les röstis transgéniques», l’Appel de Bâle contre le génie génétique3 value="3">www.baslerappell.ch protestait contre les essais en cours à l’époque à la station Agroscope de Changins. Il s’agissait déjà de patates génétiquement modifiées pour augmenter leur résistance au mildiou, mais avec l’introduction d’un seul gène de résistance. Florianne Koechlin, directrice du Blauen-Institut, près de Bâle, voué à l’étude critique du génie génétique, y mettait en garde: «De telles résistances isolées monogéniques sont un danger à long terme pour toutes les résistances complexes, car elles permettent au champignon de s’adapter à un premier mécanisme de résistance et, ainsi armé, de s’attaquer ensuite aux suivants.» Il s’agissait aussi d’une critique générale d’une certaine agronomie qui agit sur les symptômes et non sur les causes: on a davantage besoin d’adapter les méthodes de culture que d’introduire des variétés «innovantes»4 value="4">Lire aussi le texte «Une agronomie décérébrée» dans notre brochure de 2009: Pourquoi nous disons non aux OGM et au programme national de recherche PNR59, https://espaceautogere.squat.net/infokiosk/editions/nonauxogm.pdf.

Aujourd’hui, les chercheurs hollandais ayant modifié les nouvelles patates auraient inséré plusieurs gènes de résistance extraits de patates sauvages. Nous n’avons ni les capacités ni l’envie de nous mêler des sempiternels débats d’experts sur les éventuelles meilleures qualités de ces nouvelles chimères. Mais, sachant que le projet réel des OGM est d’intensifier l’agriculture productiviste que l’on connaît, on peut faire l’hypothèse que les mêmes causes auront les mêmes effets. On peut se demander alors ce qui se passerait si des cultures à grande échelle de super-patates portant plusieurs gènes de résistance au mildiou provoquaient la sélection d’un super-mildiou qui les contournerait tous à la fois… Les patates conventionnelles seraient rendues encore plus vulnérables. Leur culture supporterait-elle encore la moindre période humide? En tous cas, les scientifiques feraient face à un nouveau défi et pourraient se remettre au travail, paré-e-s de leurs plus beaux habits de sauveurs de l’humanité.

Inutile toutefois d’attendre qu’une telle éventualité se confirme, les patates «cisgéniques» auront déjà joué leur rôle dans un autre scénario, bien mieux contrôlé celui-ci. Comme le disait déjà avec clairvoyance l’Appel de Bâle: «Tout indique que les projets de la station de recherches financée avec nos impôts sont tout autres que ce que cet essai prétend: il s’agit de faire accepter la dissémination de plantes transgéniques par la Suisse». Le moratoire sur les cultures commerciales d’OGM sera levé fin 2017, le PNR595 value="5">Programme national de Recherche 59, «Utilité et risques de la dissémination de plantes génétiquement modifiées», www.pnr59.ch . Cf. notre article dans Le Courrier du 15 juin 2010, «Comment préparer la contamination». ayant «prouvé» que les OGM ne sont pas dangereux et affirmé qu’ils sont plus utiles à l’agriculture bio qu’à la culture intensive6 value="6">Moyennant une «stratégie subtile de manipulation», cf. Le Courrier du 15 juin 2010.. Agroscope aura testé les patates «cisgéniques» vouées à rendre un fier service, à première vue, à la production indigène d’un aliment très présent et symbolique dans nos cultures. Les agriculteurs-trices seront familiarisé-e-s avec des OGM «pas si monstrueux que ça» qui n’auront rien changé à leurs méthodes de production et auront même (en première instance) réduit un peu le nombre de traitements. Le système des paiements directs pourra ensuite exercer des contraintes en faveur de ces OGM «en fonction des répercussions écologiques», comme le recommande le Fonds national suisse de la recherche scientifique à l’issue du PNR597 value="7">Fonds National Suisse, communiqué de presse du 28.8.2012..

Et la boîte de Pandore de l’acceptation de la technologie sera ouverte. Grande ouverte. Pour toutes les générations d’OGM existantes et à venir, y compris d’éventuels organismes «génétiquement édités» par la biologie de synthèse. Le vent violent qui en sortira ne fera qu’amplifier la tempête qui lamine l’autonomie paysanne depuis déjà quelques générations. Et peu importe qu’il gonfle les voiles des multinationales, ou de l’Etat et de son Agroscope. Ces deux formes d’institutions vont dans la même direction, celle de l’annihilation de l’autonomie et de l’agriculture paysanne, et se réjouissent de lever le verrou sur les OGM en Suisse et en Europe.

Pour notre part, la seule chose qui nous réjouirait serait de voir enfin la population – paysanne ou non – reprendre solidairement son destin en main, crachant effrontément sur la main qui prétend la nourrir, et semant elle-même les graines de son avenir. La première étape, en attendant que se multiplient les petites structures indépendantes de recherche participative, consiste à faire cesser les recherches biotechnologiques.

Notes[+]

* Groupe suisse d’opposition aux OGM.

Opinions Contrechamp Collectif «action Généreuse Contre Les Chimères transgéniques»

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