Contrechamp

Enquête sur les villes durables de demain

URBANISATION • Comment les villes peuvent-elles réussir le virage vers une plus grande durabilité? En observant les choix opérés dans la cité avant-gardiste de Masdar et dans la mégalopole de Los Angeles, l’atelier «Urban Futures» cherche des éléments de réponse.

Quel est le point commun entre Abu Dhabi, capitale de l’émirat du même nom, et Los Angeles, deuxième plus grande cité des Etats-Unis? Confrontées à une pression écologique majeure et très fortement polluées, ces deux villes se sont engagées depuis quelques années déjà avec force sur la voie de la transition énergétique. Et c’est à ce titre qu’elles ont leur place au cœur de l’atelier sur l’urbanisme durable proposé depuis trois ans par l’Institut des sciences de l’environnement (ISE) de l’Université de Genève.

Axé sur l’observation in situ, «Urban Futures» a en effet pour principal objectif d’identifier, à partir de la réalité du terrain, tant les bonnes pratiques et les approches innovantes que les erreurs à éviter en matière d’interactions entre développement urbain et environnement naturel. Pour les initiateurs du projet, il s’agit également de ramener le débat à l’échelle d’un projet ou d’un quartier. Une démarche qui devrait trouver une première concrétisation à Genève dans le cadre du projet Uni Carl-Vogt. Explications.

«La particularité de ce projet, c’est d’étudier les transitions urbaines non pas uniquement du point de vue théorique, mais également en prenant en compte ce qui se pratique aujourd’hui dans le monde, explique Alexandre Hedjazi, chargé de cours à l’Institut des sciences de l’environnement et responsable de l’atelier «Urban Futures». Face à ces processus complexes, qui nécessitent une approche globale prenant en compte non seulement l’énergie, mais aussi la mobilité, l’urbanisme, l’architecture et les rapports sociaux, le premier enseignement apporté par nos observations est que, malgré des contraintes souvent très fortes, il existe de réelles possibilités d’action, à condition d’intégrer la population dans les grands choix urbains. Le second réside sans doute dans le fait qu’il n’y a ni recette miracle ni voie royale vers un modèle de développement territorial plus durable mais une foule d’options, parfois complémentaires, qui ne peuvent fonctionner que si elles sont adaptées aux spécificités locales. Le grand défi, c’est en effet que la révolution durable ne renforce pas certaines dynamiques existantes touchant aux questions d’équité et à l’accroissement des inégalités.»

Le cas de Masdar est, à cet égard, très instructif. En chantier depuis 2008, ce quartier situé entre l’aéroport et la ville d’Abu Dhabi, ambitionne de devenir d’ici à 2020 la première cité du monde neutre en émission de carbone. Surgi du désert, ce prototype éco-technologique tient lieu de vitrine verte à un Etat qui abrite par ailleurs le siège de l’Organisation internationale pour les énergies renouvelables et qui cherche à conforter son leadership dans ce domaine.

Gigantesque laboratoire à ciel ouvert alimenté par des investissements considérables, Masdar abrite d’ores et déjà quelques réalisations spectaculaires. «Ville sans voiture», elle dispose par exemple d’un «système de transports rapides personnels» (PRT en anglais) entièrement automatisé. Pouvant transporter des passagers (quatre au maximum), aussi bien que des marchandises ou des déchets, ces véhicules circulent sur un réseau de rails magnétiques qui quadrillent le territoire et peuvent être appelés à chaque station sur pression d’un simple bouton.

Mariant techniques traditionnelles – notamment pour la ventilation des bâtiments – et abondant recours aux nouveaux matériaux, Masdar donne par ailleurs à voir de nouvelles formes d’habitations urbaines plus efficientes sur le plan énergétique.

A relever également que pour lutter contre la chaleur (jusqu’à 48°C à l’ombre en été), un procédé permet de tempérer l’espace public de quelques degrés grâce à un système de circulation d’eau dans des tours à vent.

«Cette année, le dispositif était malheureusement en panne lors de notre séjour, témoigne Alexandre Hedjazi. Mais au cours de nos visites précédentes, nous avons effectivement pu constater une différence appréciable de température dans ce périmètre.»

Reste que, malgré l’avancée du projet et la place accordée aux nouvelles technologies, Masdar est encore loin de la cité idéale présentée sur les maquettes du projet. De l’avis des chercheurs, deux domaines laissent plus particulièrement à désirer. Le premier concerne l’empreinte écologique de la ville prototype, qui, pour l’instant du moins, est loin d’être neutre. Outre l’énergie grise liée au développement des bâtiments et des infrastructures, Masdar est toujours dépendante de sources d’énergies fossiles et des usines de dessalement pour son alimentation en eau douce, ces dernières ayant un impact très négatif sur la biodiversité.
Le second défi auquel doit faire face Masdar est lié à la tradition locale et à une pratique historique de gouvernance laissant peu de place à la consultation publique. «Dans le cas présent, il s’agit à la fois de veiller à l’adhésion de la population aux nouveaux concepts expérimentés et d’anticiper la résistance au changement qu’un nouveau paradigme urbanistique durable peut déclencher», souligne Alexandre Hedjazi.

Un pari d’autant plus ambitieux qu’au-delà des limites du quartier modèle de Masdar, les pratiques de consommation énergétiques font que la population d’Abu Dhabi détient l’une des plus fortes empreintes hydriques et écologiques par habitant au monde. «En discutant avec leurs homologues émiratis, nos étudiants ont appris avec étonnement que certains d’entre eux laissaient tourner le moteur de leur véhicule pendant les heures de cours pour qu’il reste frais, complète Alexandre Hedjazi. Au-delà de l’anecdote, cela témoigne du manque de sensibilisation à la problématique environnementale ou, en tout cas, des limites écologiques de certaines pratiques en ville.»

A 16 000 kilomètres de là, Los Angeles présente un profil radicalement différent, puisque l’enjeu est ici non pas de bâtir une nouvelle cité verte, mais de rénover ou de réhabiliter une mégalopole fondée à la fin du XVIIIe siècle. Principale agglomération d’un Etat qui constitue la dixième puissance mondiale sur le plan économique, la «Cité des anges» est la ville qui a formalisé le modèle d’urbanisme basé sur l’étalement et la prédominance absolue de l’automobile. Caractérisée par un mode de consommation extrêmement énergivore, elle comptait parmi les régions où la qualité de l’air était la plus mauvaise il y a encore quelques années.
Depuis, elle a fait du chemin, comme l’ensemble de la Californie. Premier Etat américain ayant interdit l’usage des sacs en plastique tout en imposant l’essence sans plomb et le pot catalytique, la Californie se trouve aujourd’hui en tête du peloton national pour ce qui est de la consommation énergétique par individu et la part des énergies renouvelables y est en constante augmentation.

«Cette ville coincée entre l’océan et les montagnes de Santa Monica a longtemps fait abstraction des avantages que peut procurer l’environnement naturel, explique Alexandre Hedjazi. Les périodes de sécheresse dans le sud-ouest américain, qui sont devenues récurrentes avec le changement climatique, ont cependant provoqué une évolution des mentalités. Il y a eu une vraie prise de conscience de l’urgence de la situation. Et cela s’est traduit par une foule d’initiatives émanant aussi bien des pouvoirs publics que de la population.»

De son côté, l’Etat a édicté toute une série de règles et de normes contraignantes avec l’objectif ambitieux de réduire les émissions de gaz à effet de serre de 87% d’ici à 2050. Il a également lancé un vaste plan visant à réhabiliter les grandes infrastructures à l’instar du port de Long Beach-San Pedro, par lequel transitent notamment plus de 90% des textiles importés aux Etats-Unis. Le règlement actuel du port exige ainsi par exemple que les cargos qui y stationnent utilisent exclusivement l’électricité (verte) fournie par la ville et non celle produite par la machinerie du bateau pour se fournir en énergie. Les milliers de containers débarqués quotidiennement sont par ailleurs acheminés dans le reste du pays grâce au ferroutage et non par camion. «Selon les chiffres officiels, cette politique a permis de réduire l’empreinte environnementale du port de façon significative, précise Alexandre Hedjazi. Elle aurait également permis de renverser la perte de la biodiversité dans la région métropolitaine avec le retour d’une population de phoques et d’autres espèces marins dans le port même.»

Conscient de la nécessité de faire évoluer les comportements en profondeur, le gouvernement a, par ailleurs, inscrit dans la législation l’obligation de sensibiliser les écoliers aux problèmes environnementaux. Une option visiblement payante étant donné le foisonnement d’initiatives en faveur du développement durable qui émanent aujourd’hui soit d’individus, soit d’associations. Deux d’entre elles sont au programme de l’atelier organisé par l’ISE.

La première œuvre en faveur de la préservation de la Los Angeles River. Entièrement bétonné dans les années 1940, le cours d’eau a retrouvé un semblant d’écosystème sur certains tronçons grâce à l’engagement de citoyens qui ont soutenu les stratégies de réhabilitation de ses rives. Pensées comme des espaces de rencontre ouverts à tous, ces zones ont également une vocation didactique et proposent des animations claires et accessibles autour de la consommation d’eau.
La seconde est l’association Tree People («le peuple des arbres», ndlr). Fondée en 1973 par un jeune homme alors âgé de 18 ans, elle regroupe aujourd’hui 7500 volontaires. Ceux-ci se sont donné pour mission se sensibiliser les écoliers à la problématique de l’environnement en ville, de planter et de soigner des arbres tout en faisant redécouvrir à leurs concitoyens les richesses associées à leur environnement naturel et en particulier celles des montagnes de Santa Monica, qui pénètrent au cœur même de la ville.

Dans ces deux cas, les acteurs associatifs peuvent compter sur le soutien des pouvoirs publics qui encouragent ce type d’initiatives. Non seulement parce qu’elles contribuent à la protection de l’environnement, mais également parce qu’elles peuvent constituer un moteur de cohésion sociale et de lutte contre la ségrégation, à l’image de ce qui a été fait avec le sport dans l’ensemble du pays.

«Le monde académique n’est pas tenu à l’écart du mouvement, complète Alexandre Hedjazi. Tree People offre, par exemple, des postes de stage ou des possibilités de recherche à des universitaires. Et ce lien est essentiel au moins pour deux raisons: la première est que l’Université constitue le lien idéal entre les différents acteurs que sont les pouvoirs publics, les associations, les citoyens et les experts. La seconde est que, grâce à ce rôle d’intermédiaire, l’Université, lieu où est produit le savoir tant en sciences dures qu’en sciences humaines, peut aussi devenir le centre de gravité des pratiques vertueuses indispensables à la réussite de cet énorme défi que représente la marche des villes vers une plus grande durabilité.»

* Paru dans Campus n° 119, janvier 2015, magazine de l’université de Genève.

Opinions Contrechamp Vincent Monnet

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