Agora

Une désinvolture destructrice

RUSSIE • L’actuelle session onusienne sur les droits civils et politique est l’occasion de rappeler que le phénomène du sans-abrisme n’intéresse guère les politiciens russes.

Jusqu’au 2 avril, l’ONU accueille la session périodique internationale relative aux droits civils et politiques. Cette année, la Russie, parmi d’autres pays, est invitée à montrer les éventuels progrès accomplis dans la défense des droits humains. L’occasion de nous pencher sur le sort actuel des citoyens russes sans-papiers dans leur propre pays et de savoir si l’Etat russe a quelque peu modifié son indifférence envers cette frange de la population.

Rappelons qu’en Russie, il y a 5 millions de Russes qui n’ont aucune existence légale du fait de l’absence, dans leur passeport intérieur, de l’enregistrement de leur domicile (propiska). Si, pour une raison ou pour une autre, on perd sa «propiska», on perd tous ses droits civiques. Et très vite un sans-papiers devient un sans-abri. Car, sans propiska, il est impossible de chercher un appartement, de trouver du travail, de voyager à l’intérieur du pays, de voter, d’accéder à l’aide sociale, aux soins, aux tribunaux.

Ainsi, à Saint-Pétersbourg, ils sont des dizaines de milliers à survivre dans des conditions très difficiles. Depuis plus de vingt-cinq ans, l’association Nochlezhka – «un toit pour la nuit» en russe – leur vient en aide. Force est de constater qu’aujourd’hui comme hier, le phénomène du sans-abrisme n’intéresse guère les politiciens russes. Si ce n’est pour proposer des solutions populistes extrêmes, telle la relégation des sans-papiers, sans-abris dans des camps perdus en rase campagne.

Cette indifférence permet, entre autre, l’exploitation à outrance des sans-papiers valides, renforcée aujourd’hui par la crise économique. Il n’est pas rare que leurs conditions de travail s’apparentent à une forme d’esclavage: jamais payés, à peine logés et mal nourris, comme le racontent Olga et Vladimir, la quarantaine, sans-papiers rencontrés dans l’une des tentes de la survie mises en place cet hiver par Nochlezhka.

«En septembre 2014, lors de l’engagement sur le chantier, on nous avait parlé d’un salaire correct, de conditions d’hébergement acceptables, d’une régularisation de notre statut administratif. Jusqu’en janvier dernier, nous avons trimé comme des diables, sept jours sur sept, avec la promesse que le lendemain serait un jour de paye. Malgré le baraquement plein de courants d’air et une nourriture réduite au strict minimum, nous nous sommes accrochés. Et plus le temps passait, plus nous nous accrochions car nous ne voulions pas tout perdre. Jusqu’au jour où ces promesses jamais tenues nous ont ouvert les yeux. Nous avons fui, espérant trouver un quotidien plus tangible.»

Mais sans papiers, où s’adresser? Comment déposer plainte? D’autant que le système dans son ensemble trouve un intérêt évident à cette main-d’œuvre gratuite et ferme les yeux devant ces abus répétés. Et ce n’est pas la dépression économique qui frappe actuellement le pays qui va changer la donne. Suite à la crise ukrainienne et aux sanctions imposées par l’Occident, l’économie stagne, l’inflation s’envole, le rouble s’effondre.

Avec la hausse du chômage, les premières victimes se trouvent parmi les sans-papiers, corvéables à merci, relève Grigoy Svederdline, directeur de Nochlezhka. «Depuis trois ou quatre mois, nous enregistrons davantage de sans-papiers et nous craignons une hausse de 30% dans les deux ans qui viennent. En même temps, les dons des particuliers diminuent, de nombreuses entreprises ont annulé leurs programmes de bienfaisance et des restaurants qui participaient gratuitement à l’élaboration de la soupe populaire que nous offrons quotidiennement demandent maintenant une rétribution.»

Grigoy Svederdline explique que le climat d’indifférence propagé tant par l’Etat que par diverses oppositions politiques permet cette exploitation à outrance. Cette désinvolture incite aussi à des nettoyages sociaux, comme récemment à Moscou, où un couple d’une vingtaine d’années a assassiné entre sept et douze sans-abris. «Histoire de nettoyer la rue», ont-ils déclaré à la police. Ce cas n’est pas isolé, on le retrouve dans d’autres villes russes, à Saint-Pétersbourg également. Presque personne ne s’en émeut, car un humain sans identité n’existe tout simplement pas.

* Nochlezhka Suisse Solidaire, www.suissesolidaire.org

Opinions Agora Pierre Jaccard

Connexion