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«L’autocensure? Ce serait comme arrêter de respirer!»

Le massacre à Charlie Hebdo provoque consternation et tristesse chez les caricaturistes. Des questions se posent aussi sur la responsabilité face à la surenchère.
«L’autocensure? Ce serait comme arrêter de respirer!»
Le dernier dessin de Charb CHARLIE HEBDO
Dans la presse

«Il m’est impossible de mettre une idée devant l’autre depuis que j’ai appris la nouvelle. J’ai l’impression d’avoir reçu un immeuble de six étages sur la tronche. A mon âge, j’avais déjà eu l’occasion de perdre quelques bons copains, Chaval, Tetsu, André François, Ronald Searle… et d’autres! Mais quatre d’un coup, Tignous, Wolinski, Charb, Cabu, assassinés par des fous, des malades… (…) Y a pas de mots pour décrire mon effondrement, ma peine. Je pianote ces quelques mots de ma chambre d’hosto où on essaie de me sortir d’une grande anémie. C’est pas ça qui va arranger les choses!» Signé Siné, ancien compagnon de route. Malgré les querelles.

Charlie et Siné, frères ennemis

On se souvient en effet qu’en 2008, Siné avait été viré de Charlie Hebdo par son ancien directeur Philippe Val et que, dans la foulée, il créait son propre titre, Siné Hebdo, devenu par la suite mensuel. La rupture fut douloureuse pour la famille satirique, et dans la gauche en général. Beaucoup se sont détournés d’un journal dont les thèses – sous l’impulsion de Val, ami de BHL et Caroline Fourest – flirtaient un peu trop avec le néo-conservatisme post 11-Septembre, voire l’islamophobie selon certains. Charb, qui avait repris les rênes du titre au départ de Philippe Val, considérait pourtant Siné comme son «tonton», son mentor. La hache de guerre n’a jamais été enterrée, au prix d’un éclatement du lectorat qui a pesé sur les ventes – affaiblis, les deux frères ennemis avaient récemment lancé des appels au secours. Au lendemain du drame, fusionneront-ils pour sauver une idée qui les dépasse? Il est trop tôt pour le dire.

«Dessiner tue»

Pour l’heure, le deuil est immense. C’est toute une tradition d’irrévérence qui est attaquée, dont Canal+ est l’héritière. Hier soir, les «Guignols de l’info» débutaient leur édition spéciale sur l’image d’un paquet de cigarettes aux couleurs de Charlie Hebdo, flanqué du bandeau «dessiner tue». Et un gag, parce qu’il faut bien: rencontre «au sommet», là-haut, entre Cabu et Mahomet. «Vous vous êtes bien foutus de ma gueule… mais soyez les bienvenus.»

Pour Herrmann, caricaturiste à la Tribune de Genève, ce qui s’est passé hier est «une piqûre de rappel du 11 Septembre», mais différente, plus intime: «On n’a pas attaqué des Occidentaux, mais des copains, des gens qu’on lisait et qui nous faisaient rire depuis des décennies. C’est une atteinte à la fois symbolique, affective et intellectuelle.» Le dessin du jour de Herrmann fait donc référence aux attentats de New York, mais sans humour, «dans le deuil et la consternation».

L’attentat d’hier, réponse avec neuf ans de retard à la publication des caricatures de Mahomet par Charlie Hebdo, Herrmann l’analyse avec une prudence toute helvétique: «J’ai toujours pensé que c’était une erreur de publier ces caricatures. Il faut dire qu’en Suisse, on n’est pas dans une logique de confrontation, notre humour est moins méchant. En tant que dessinateur, il m’importe moins de me défouler que d’être compris.»

Mais peut-on, et doit-on, chercher à être compris de fanatiques prêts à tuer? «Je veux bien mourir pour des idées, mais pas pour un dessin», répond le dessinateur de la Julie, ancien du Courrier. «Charlie Hebdo se targuait d’être un ‘journal irresponsable’, or au moment des caricatures, des ambassades ont été incendiées. Cet humour inconscient est un luxe hérité de Mai 68, dont on doit faire son deuil.» Terrible constat, qui n’est cependant pas partagé par tous; une vraie ligne de fracture au sein de la profession.

Cabu, Grand Duduche toute sa vie

Si Philippe Becquelin, alias Mix & Remix, trouve aussi que l’hebdo français avait fait de l’islam «un fonds de commerce malsain», s’il se refuse lui-même à «jeter de l’huile sur le feu», son collègue Thierry Barrigue, fondateur de Vigousse, montre une détermination sans faille: «L’autocensure? Pas question! Ce serait comme nous demander de vivre sans respirer. Mon père (le dessinateur Piem, ndlr) a fait ce métier avec une liberté de parole magnifique, notamment aux côtés de Jacques Martin dans Le Petit Rapporteur. Je ne veux pas que mes enfants et mes petits-enfants grandissent dans un monde où ce ne sera plus possible.» Bouleversé, sonné, Barrigue évoque son amitié avec Cabu, «resté Grand Duduche toute sa vie, un mec doux et gentil avec qui on parlait de jazz. Il est mort pour rien.»

«La France peut relever le défi»

Cabu, Wolinski, Gérald Poussin les a fréquentés de près, dès 1972, lors de ses années parisiennes. «J’étais un gamin de Carouge, monté là-bas avec ses dessins dans son cartable. Ils m’ont accueilli et beaucoup appris. C’était une ambiance incroyable, avec des conférences de rédaction bien arrosées.» Charlie Mensuel, Hara-Kiri, L’Echo des Savanes, Libération: Poussin a connu l’âge d’or de la parole et du trait débridés. Aujourd’hui, c’est plus que la gueule de bois: «Je n’y crois pas, c’est ma famille», s’étrangle Poussin, que Wolinski venait régulièrement visiter à Carouge. Décapité, Charlie Hebdo peut-il survivre? «Je me le demande. Mais la France est géniale, elle peut relever le défi, par exemple en lançant une grande souscription. Ensuite, est-ce qu’on retrouvera des gens de ce calibre pour tenir la barre?» C’est pourtant un projet nécessaire, «parce que leur combine à eux (les terroristes islamistes, ndlr), c’est de foutre la peur. De tuer des gens libres, d’enfermer des femmes libres. Ce qui se passe en Syrie dépasse l’entendement, je n’arrive simplement pas à le comprendre.

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Charlie Hebdo

lundi 12 janvier 2015

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