Chroniques

Humeurs noires

Mauvais genre

Il faut savoir se dominer. Aux heureux bénéficiaires des forfaits fiscaux à qui une large frange des votants helvétiques vient de dire son amour, j’avais envie de proposer de la délicieuse viande d’enfants roms, pris à l’âge de 1 an; à bouillir ou à rôtir, à l’étuvée ou au four, en fricassée ou en ragoût. Mais j’aurais mis une fois de plus Le Courrier en position délicate. Et, surtout, des lecteurs avertis m’auraient vite accusé de plagiat. Il manque en effet des guillemets à mes suggestions culinaires: je n’ai fait que citer la Modeste proposition de Jonathan Swift, dans laquelle, sous le masque sardonique d’un narrateur philanthrope, l’auteur des Voyages de Gulliver suggérait, pour lutter contre la misère qui régnait en Irlande au début du XVIIIe siècle, de bien nourrir les «enfants des pauvres» durant leurs premiers mois d’existence, pour en vendre ensuite la chair aux riches Anglais.

C’est en Swift, à travers ce texte et quelques autres, qu’André Breton a voulu voir l’inventeur de cet humour noir auquel il a consacré une anthologie, initialement publiée en 1940, soit à une date qui ne prêtait guère à rire. Mais précisément: cet humour-là n’est pas de la bonne plaisanterie à se taper sur les cuisses; il conserve en son nom l’amer souvenir de la bile, de l’humeur noire. Révélateur d’un «déchirement tragiquement vécu mais non subi», comme l’écrit Annie Le Brun, il exprimerait le refus de se laisser dominer par la douleur, écraser par l’horreur, et serait alors «la forme la plus élevée de défense contre le malheur». Car le jeu des masques est une façon de prendre du champ par rapport à tout ce qui nous accable, pour ne pas s’avouer vaincu. D’où ces sombres mystifications qu’on rencontre chez tant d’auteurs sous divers tons: satanique chez Baudelaire ou Lautréamont, faussement naïf chez Apollinaire, froidement détaché chez Kafka…

On peut s’y laisser prendre; c’est dans la règle du jeu. Mais l’humour noir fonctionne comme l’ironie, en deux temps, à ceci près que la première réaction doit être scandalisée – saine réaction, qui devrait toutefois entraîner un mouvement de recul, une reconsidération de ce qui est affirmé: non, c’est trop gros, ces enfants qu’on offre à manger…

Ma dernière chronique«L’enfant roi», 11 décembre 2014. s’aventurait dans les mêmes eaux, avec un sujet analogue: j’y prenais pour cible l’expression toute faite «l’enfant roi», appliquée à des filles ou à des garçons qui n’étaient vraiment pas à la fête. Il me semblait avoir semé çà et là des signaux d’alerte, selon les lois du genre, et pas toujours très discrets: un faux proverbe, des jeux sur les mots, un lexique «réactionnaire» (déliquescence, laxisme) qui ne pouvait donc que faire tache dans un journal comme Le Courrier. Mais il semble qu’aujourd’hui le mécanisme soit grippé: des lecteurs ont vivement protesté. Breton aurait donné son explication: nous avons apparemment troqué le sentiment du tragique contre «la sentimentalité à l’air perpétuellement aux abois – la sentimentalité toujours sur fond bleu». Le noir ne nous sied plus.

On m’a évidemment reproché d’avoir eu recours à un discours élitaire. Pour le décoder, il eût fallu connaître la «méchanceté» baudelairienne (si attentive, en réalité, aux souffrances des «petites vieilles», des enfants malheureux, des clowns qui ne font plus rire). Je répondrais volontiers que les poilus de la Première Guerre, quel qu’ait été leur milieu social, s’offraient des temps de respiration dans les tranchées grâce à la pratique de l’humour noir. Mais l’accusation vise plus large: peu avant la parution de ma chronique, deux connaissances appartenant au monde des lettres romand prononçaient devant moi et contre moi l’éloge du style «pauvre», accessible à tout un chacun, que ce soit dans les journaux ou en littérature: peu de mots, une syntaxe simple. Je le reconnais volontiers, ma prose n’obéit pas à ces critères.

Je n’en bats pas ma coulpe pour autant. On peut lutter pour des idées; mais aussi pour des formes d’expression. L’amusant, dans cette défense d’une langue pauvre en mots qui serait celle du «peuple», c’est qu’elle ignore que, au long des siècles passés, les écrivains, de Rabelais à Hugo, de Balzac à Céline, ont abondamment puisé dans une langue populaire dont ils admiraient la richesse. A l’inverse, c’est du côté de Racine, du classicisme aristocratique de Versailles, qu’il faut chercher la langue «rare», au lexique réduit. Et s’il importe de «bien se faire comprendre», le fait est que moins on retient de mots dans une langue, plus ils doivent assumer de sens différents, prêtant donc à toutes les équivoques.

Et puis, je vois de la condescendance dans cette prétention à se mettre au niveau (forcément bas) du «lecteur»; à croire les lecteurs incapables d’un effort, comme la recherche d’un mot (avec le plaisir que peut apporter sa découverte) ou l’interrogation sur la portée d’un texte, sur la façon dont le sens est produit. Certes, on peut toujours expliquer les choses simplement, sérieusement, avec arguments, exemples, citations, références – comme je viens d’essayer de le faire. Mais parfois ça manque de sel. En tout cas pour assaisonner les gosses.

* Ecrivain.

Opinions Chroniques Guy Poitry

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lundi 8 janvier 2018

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