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Au royaume d’Ubu

VAUD • Bâtiment de Perregaux et Pôle muséal à Lausanne, Domaine de Hauteville à Saint-Légier… En matière de sauvegarde du patrimoine, le Conseil d’Etat vaudois est souvent mal inspiré, selon le spécialiste Philippe Junod.

«Le vandalisme est architecte», écrivait Victor Hugo dans Guerre aux démolisseurs, en 1832. Et quarante ans plus tard: «Ce qu’on fait est petit, mais ce qu’on brise est grand» (L’année terrible). L’affaire du Parlement vaudois en offrait une éclatante illustration. Le bâtiment de Perregaux, fleuron de l’architecture néoclassique à Lausanne, qu’on a laissé pourrir pendant dix ans après l’incendie, s’est vu réduit à sa seule façade-alibi par un projet dont le toit biscornu provoqua heureusement une salutaire condamnation par un référendum populaire.

Les responsables des bâtiments cantonaux s’opposèrent à la reconstruction du monument abritant le Grand Conseil, confondant restauration et pastiche, et parlant de «faux vieux». Le local où l’on battait monnaie, vestige parfaitement intact, offrit alors au conseiller d’Etat en charge du patrimoine une première occasion de se distinguer: n’y voyant qu’une «belle cave», il en autorisa la démolition.

L’affaire du Musée à la gare fournit un deuxième épisode gratiné. La halle aux locomotives, construite en 1911, est inscrite à l’inventaire architectural avec la note 2, dont la signification est la suivante: «L’édifice devrait être conservé dans sa forme et sa substance. A priori, le monument a une valeur justifiant un classement comme monument historique.» Or celui-ci va être démoli avec la bénédiction du conservateur cantonal des monuments! Une opposition de 186 citoyens lausannois vient d’être rejetée par la Direction des travaux de la Municipalité, qui se fonde sur un rapport ahurissant du Département des infrastructures et des ressources humaines, signé du «chef CAMAC» (sic) [Pour Centrale des autorisations en matière d’autorisations de construire]. Ses arguments valent leur pesant d’or. Le texte commence par affirmer que la structure en question «représente une véritable innovation en Suisse», qu’elle est «typique de l’architecture ferroviaire et industrielle», qu’elle témoigne «d’une qualité historique et d’une conservation remarquable» et donc que «le site mérite d’être sauvegardé». Mais on croit rêver en lisant quelques lignes plus loin que «les projets du Pôle muséal et du Musée cantonal des Beaux-Arts construisent le lieu et promeuvent des usages qui respectent cette mémoire et transforment avec sens les composantes matérielles et immatérielles qui ont fait son identité». Comprenne qui pourra. Mais la suite est encore meilleure: «Savoir détruire, c’est penser la fin de vie d’un monument autant que sa renaissance…» Avis aux conservateurs du patrimoine qui auraient mal lu la Charte de Venise: le meilleur moyen de conserver, c’est de démolir.

Troisième acte: l’affaire du domaine de Hauteville, au-dessus de Vevey, un ensemble d’une qualité exceptionnelle, inscrit à l’inventaire des biens culturels d’importance nationale, et que l’on est en train de démembrer, pour ne pas dire brader. Deux ventes aux enchères du contenu du château ont déjà eu lieu à Londres chez Christie’s. Une troisième est programmée pour le printemps, dont l’importance n’est pas moindre: mobiliers précieux, riche bibliothèque, tableaux de maîtres vaudois et genevois, argenterie, porcelaines, décors et costumes de théâtre risquent ainsi d’être disséminés. L’action de l’association Patrimoine suisse, demandant au Conseil d’Etat vaudois une intervention d’urgence visant à protéger le bâtiment et son contenu, est restée vaine. Mais le scandale dépasse maintenant les frontières: la Tribune de l’art, la meilleure revue d’histoire de l’art francophone, vient de s’emparer du sujet1 value="1">www.latribunedelart.com/a-vendre-separement-le-chateau-d-hauteville-et-son-contenu#nh2. Après avoir souligné l’exceptionnel intérêt du château et de son mobilier, et noté à juste titre que «les collections font partie intégrante du lieu et qu’elles auraient dû y rester», l’article énumère les tergiversations et les renvois d’ascenseur entre les divers services concernés et relève que le responsable gouvernemental du patrimoine (encore lui!) a finalement décidé de ne rien faire, alors qu’il avait les moyens légaux de bloquer la vente: «Il a mis du temps pour nous faire part de sa décision de renoncer à répondre à [nos] questions», écrit l’auteur. Et de conclure par cette remarque: «Sans doute Ubu aurait-il pu régner sur le canton de Vaud…» On ne saurait lui donner tort.
 

Notes[+]

* Historien de l’art.

Opinions Agora Philippe Junod

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