Contrechamp

Luttes indigènes et caricatures

MÉDIATISATION • Exotisme, scepticisme ou angélisme? L’image – plus ou moins politique – des communautés indigènes d’Amérique latine en lutte, telle que la renvoient les médias occidentaux, pâtit d’une déformation simplificatrice. Qui n’est pas sans influence sur les communautés elles-mêmes.

De ce côté-ci de l’Atlantique, au moins trois types d’approche – presque trois écoles de caricature – ont dominé et continuent d’absorber l’essentiel de la couverture journalistique, politique, voire touristique, dévolue aux luttes indigènes du Nouveau Monde: l’exotisme, le scepticisme et l’angélisme! Quelques mots sur chacune de ces approches aident à y distinguer ce qui renvoie plus à l’identité du locuteur, aux lunettes de l’observateur qu’aux réalités abordées.

Le «poncho» et le cheveu «noir anthracite» d’Evo Morales
La première, la lecture exotique, est d’abord le fait de grands médias, à l’audience large mais à l’espace de parole limité. Traiter le sujet en deux minutes, trois photos, quatre titres, cinq colonnes implique de simplifier, forcément. On va donc, sans rire, parler du «Réveil des Indiens», privilégier l’esthétisme carte postale (l’«Amazonien» à plumes et en pagne), personnaliser à outrance (le «premier président indien» Evo Morales, son «poncho» et son cheveu «noir anthracite»; Rigoberta Menchu, son Nobel et son vêtement «traditionnel»; le chef Raoni, son plateau labial et son Sting…), remplacer didactiquement de vieux clichés par de nouveaux («Ils n’ont plus recours à la méthode des tambours ou de la fumée pour communiquer. Ils sont désormais reliés entre eux et au reste du monde grâce aux portables et à Internet.»), bref s’émouvoir paternellement de «la revanche des oubliés de la modernité» ou titrer sur leur profil «mystérieux» et «ombrageux». On est donc très proche du registre touristique, de l’exotisme fascinant et de l’«authenticité» à bon marché.

La thèse mythique du «mauvais sauvage»
La deuxième lecture, l’approche sceptique, est moins superficielle et plus politique, comme la troisième. Elle est le fait de courants d’opinion conservateurs qui s’inscrivent en faux contre toute forme de sympathie «irresponsable» et autres a priori positifs dont peuvent bénéficier de par le monde les mobilisations et les revendications des indigènes d’Amérique latine. Irrité par «l’enthousiasme d’une gauche niaise» portée «à des sommets orgasmiques» par la tournée européenne du président bolivien Morales, Mario Vargas Llosa, célèbre écrivain péruvien, stigmatise ainsi l’insouciance de ces «démagogues» qui «posent le problème de l’Amérique latine en termes de race» et, de la sorte, «donnent droit de cité à de nouvelles formes de racisme à l’envers, (…) contre les blancs». Dans la même veine, bien des intellectuels latino-américains et européens mettent en garde tantôt contre le «danger ethno-fondamentaliste», «la résurgence du messianisme indigène», les menaces de «balkanisation» communautariste et tendanciellement autoritaire des sociétés andines, tantôt contre les «effets pervers» potentiels de la «vengeance historique des particularismes». On l’aura compris, la thèse, plutôt diabolisatrice, n’est pas celle, béate, du «bon sauvage», mais bien celle, tout aussi mythique, du «mauvais sauvage» dont il s’agit a priori de se méfier.

De l’idéalisation benoîte au militantisme réenchanté
La troisième lecture en revanche, le point de vue angélique, est le fait des inconditionnels, dans toutes leurs variantes, de cette «rébellion de la dignité» à l’échelle continentale. Avec «cinq siècles d’oppression en héritage», empreints d’une «sagesse millénaire», porteurs d’un mode de vie harmonieux, égalitaire et en «osmose avec Mère Nature», les rebelles indigènes sont ingénument investis de tant de vertus et l’objet de tant de projections qu’ils apparaissent, aux yeux d’une foule de «citoyens du monde» en quête de causes légitimes, comme «la seule bonne nouvelle depuis longtemps» selon la formule d’un écrivain manifestement séduit. Les plus culturalistes y voient le retour des identités; les plus socialistes, le soulèvement des damnés; les plus écologistes, la conscience des équilibres; les plus démocrates, le triomphe de la participation; etc. Du «on a tant à apprendre d’eux» au «le nouveau ‘sujet historique’ est en marche», de l’idéalisation benoîte au militantisme réenchanté, l’éventail des réactions sympathisantes peut être aussi large qu’acritique, et au-delà, favoriser l’adaptation stratégique de l’indigène réel à la caricature de l’Indien réinventé…

Des situations complexes et multiples
Sans doute ces trois familles de lecture charrient-elles en marge de leurs extrapolations respectives des éléments de réalité qui aident à comprendre ce qui se joue en Amérique latine, mais, résolument, elles ne peuvent suffire à rendre compte tant de la complexité que de la diversité des situations. Car, en effet, si l’on a bien eu affaire à une vague de mobilisations indigènes ces dernières décennies sur pratiquement tout le sous-continent, la lame de fond ne gagne pas à être simplifiée et la pluralité de ses formes et débouchés ne doit pas être sous-estimée.
 

Pour en savoir plus, au-delà des caricatures:
– CETRI, Zapatisme: la rébellion qui dure, Paris, Syllepse, 2014.
– CETRI, Etat des résistances en Amérique latine, Paris, Syllepse, 2011.
– CETRI, La Bolivie d’Evo: démocratique, indianiste et socialiste?, Paris, Syllepse, 2009.
– CETRI, L’avenir des peuples autochtones. Le sort des premières nations, Paris, L’Harmattan, 2000.
– de la Fuente A. et Duterme B., «Le nouvel indianisme latino-américain», Antipodes, mars 2008.
– Duterme Bernard, «Quels mouvements sociaux dans les démocraties latino-américaines?», Politique (Hors-série, InfoSud/SolSoc, Bruxelles), décembre 2012.
– Duterme Bernard, «Mouvements indigènes en Amérique latine. Entre rébellions et pouvoirs», in Gaudichaud F., Le volcan latino-américain, Paris, Textuel, 2008.
– Houtart François, Bajoit Guy, Duterme Bernard, Amérique latine: à gauche toute?, Bruxelles, Couleur Livres, 2008.
– Mendoza Carlos, «Qu’est-ce que le mouvement indigène en Amérique latine? Idées générales», Casa – Maison de l’Amérique latine, mars 2014.
– Mendoza Carlos, «Bolivie: un mouvement indigène porteur de changements», www.cetri.be, 2012.
– Mendoza Carlos, «La Bolivie: les indiens et l’Etat plurinational», www.cetri.be, 2012.

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