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Antidérapants

Mauvais genre

C’est gentil, un «smiley». Ça vous indique qu’on plaisante; qu’il va falloir sourire – gentiment. En 1841, le bien nommé Jobard avait inventé le point d’ironie. Mais l’ironie, ce n’est pas très gentil, même quand on la signale; ça vous regarde de haut, ça pique, ça blesse. Et lorsque tout l’écrit devient satirique, c’est réellement déplaisant. Ne serait-ce que parce qu’on n’est jamais tout à fait certain d’être bel et bien confronté à une satire: le genre joue des masques, et l’on peut en être la dupe. Or il paraît que sa pratique se multiplie sur la Toile; et que bien des usagers des réseaux sociaux s’en plaignent. Le trombinoscope le plus célèbre s’en est ému: Facebook a annoncé il y a quelques semaines l’éventualité d’introduire un «tag», une étiquette satire devant les liens qui renverraient à des sites susceptibles de faire dans la «parodie» et de répandre de «fausses informations».

Le flou dans les termes dit assez l’ampleur de la tâche. On a en effet d’un côté le canular, qui peut se plier sans grande difficulté à la logique binaire du vrai et du faux qu’on affectionne outre-Atlantique. La satire est d’un autre ordre; elle pratique volontiers l’ironie, l’antiphrase, tourne en ridicule, et pour cela n’hésite pas à convoquer tous les procédés, au niveau du contenu comme de la forme, mais ordinairement dans une visée tout à fait sérieuse: celle de critiquer, de dénoncer; d’amender, de corriger les mœurs, disait-on autrefois. La parodie, quant à elle, place plutôt l’accent sur le style, l’expression, par l’imitation des discours qu’elle a dans sa mire; ce faisant, elle se maintient dans une terrible ambiguïté, entre une apparente gratuité ludique (proche de celle du canular) et le soupçon d’une intention polémique (plus sournoise que dans la satire).

Reste que nous avons affaire à de bien mauvais genres, dont les frontières sont d’ailleurs assez poreuses – on glisse si vite de l’un à l’autre; ou dans l’un ou l’autre. Avec eux, tout devient suspect: l’auteur parle-t-il sérieusement, ici? Et là encore, ou déjà plus? Le prendra-t-on au mot, ou faut-il chercher sous les mots, et quoi? La lecture s’en trouve inévitablement alentie: on hésite, on bute; on revient en arrière, on relit… Ce qui est inacceptable quand il s’agit d’information, où tout doit aller vite, où l’on ne devrait pas avoir à s’interroger: si l’on vous livre une nouvelle de nature politique, économique, sportive ou à fonction publicitaire, il faut pouvoir l’accepter, sans ce petit doute que veulent instiller les esprits chagrins. Des journaux ont montré la voie: vingt minutes, pas plus, pour la lecture; et c’est encore trop. On les prend au passage, n’importe où; puis on les laisse un peu plus loin un peu plus tard: on a eu l’essentiel, immédiatement, sans avoir à se creuser la tête. Et gratuitement. La Poste fait donc bien de relever ses tarifs pour les autres, qui nous font perdre inutilement du temps.

C’est qu’avec ces derniers on n’est pas toujours sûr de comprendre de quoi il est question: on se perd dans les colonnes, il semble qu’on ne puisse se contenter des titres. J’en connais même qui s’ouvrent à la satire, ou qui abritent une rubrique éhontément intitulée «mauvais genre».

Mais le problème est plus général. Car toute langue a ses pièges, qu’on ne devine pas toujours; les mots se prêtent à trop de jeux, ils nous entraînent sur des terrains trop glissants. C’est l’usage même de la langue qu’il faudrait condamner. Non les seuls doubles sens, les équivoques, mais les dangers du sens quand il se met à pointer, et peut-être encore plus lorsqu’il est limpide. Le 24 janvier 2007, après que le rappeur Booba s’était violemment battu avec un spectateur à Fribourg, un journaliste interrogeait le chargé de communication du club veveysan Le Rocking Chair: les soirées de rap français seraient-elles plus à risque que d’autres événements hip hop? Son interlocuteur le concédait: «Il semblerait; on comprend les paroles, alors ça dérape.»

Avec les langues étrangères qui nous restent étrangères, hermétiques, on court beaucoup moins de risques, en effet. C’est sans doute ce constat qui a déterminé certains cantons alémaniques à renoncer à l’enseignement du français. Mais cela ne saurait suffire, pas plus que les tags, smileys et points divers: que ce soit sur les scènes de concert, sur la Toile, dans les médias, ou jusque dans les conversations les plus ordinaires, si l’on veut éviter les dérapages, c’est toute forme d’intelligibilité qu’il faut bannir. Et fini les petits malins qui croient pouvoir manier le verbe impunément. Fini la plaisanterie!

* Ecrivain.

Opinions Chroniques Guy Poitry

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lundi 8 janvier 2018

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