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Espace public, la grande transformation

URBANISME • Corolaire des politiques de densification des villes, l’esthétisation et l’animation de l’espace public sont sous-tendues par des enjeux de rentabilité. Il s’agit d’«éviter que l’espace ne soit occupé par des gens qui n’en ont pas les moyens».

Bacs à fleurs du conseiller administratif Guillaume Barazzone sur le pont des Bergues (Genève). Déplacement des bancs publics sur la place de la Riponne (Lausanne). Piscine «L’amarr@Ge» sur le pont de l’Ile (Genève). L’été est la saison où tester des façons de faire de l’urbanisme qui pourraient donner lieu à des équipements pérennes. Si ne prévalait une logique de l’animation du territoire qui prétérite la capacité d’invention de territorialités neuves.

Dans un article d’août 2009 du journal Le Monde, les designers de l’agence parisienne «Le plan B» expliquaient, enthousiastes, que leur proposition de mobiliers urbains amovibles (des sièges, des tables…) s’inscrivait dans un contexte qui avait tout de la marche de l’histoire: la grande «transformation des rues engagée par les municipalités».

Cette grande «transformation» est le corollaire des politiques de «densification» des villes centres et de «développement de l’urbanisation vers l’intérieur». Dès lors qu’il s’agit de faire revenir les habitant-e-s en ville, il convient de soigner la «qualité des espaces publics», en offrant des équipements qui rendent la vie un peu plus amène. Mais cette «qualité urbaine» est également un opérateur d’un retour en ville du capital. La qualité urbaine se mue ainsi en un facteur d’attractivité propre à sécuriser le marché. L’embellissement se fait stratégique. Les esthétisations de l’espace public et son animation perpétuelle (marchés de Noël, Red Bull Crashed Ice…) constituent un enjeu de rentabilité. Elles participent à la désirabilité des nouveaux espaces denses et du logement produit en PPE.

Les politiques de redéploiement de l’urbanisation vers l’intérieur ont ainsi une conséquence que l’on discute peu, celle d’une intensification des usages de l’espace public. La moindre des unités de surface doit désormais servir au spectacle d’une urbanité créative (manifestation «Jouez, je suis à vous»…), ludique (plages urbaines, tournoi de beach volleyball…), respectueuse de l’environnement (plantages urbains…), soucieuse de qualité de vie (opérations chaises longues dans les parcs urbains…) et depuis peu intelligente (smart city…).

Or, cette intensité de l’urbain a bien entendu ses victimes collatérales: la jachère, la friche, l’indéfini, l’incertain… On tend à se débarrasser non pas des pratiques qui contreviennent à ce que Robert Park appelait l’«ordre moral» de la ville, mais à ce qui manifeste l’inactivité, la maraude, l’attente, la paresse. Bref, tout ce qui paraît assoupi et qui doit être revitalisé, réhabilité, redéployé. L’intensification urbaine est une intensification de la rente urbaine (soit ce que rapporte l’usage du foncier de la ville après complexification de ses usages, de sa densification, etc.).

Cette intensification donne lieu à une curieuse subversion. Elle s’empare de la mythologie de l’éphémère et du transitoire pour occuper l’espace et les gens, pour éviter que l’espace ne soit occupé par des gens qui n’en ont pas les moyens. Elle détourne les principes du contre-urbanisme libertaire développé par les Internationales lettriste et situationniste, qui les premières avaient proposé d’introduire du mouvant dans la planification en rendant éphémère les équipements, afin de mieux détourner l’usage et le sens de la ville pour dérouter les logiques d’aliénation qui la fondaient. Elle subvertit tout autant l’idée soutenue par les urbanistes que l’éphémère doit permettre de «tester des équipements» avant de les porter à la dimension de la ville ou d’une certaine pérennité.

Or, dans le même temps qu’administrations et pouvoirs publics s’emparent des outils de ce nouvel urbanisme pour produire du contrôle, de l’event, de la bonne pratique et de la rente, ce sont les capacités d’invention de territorialités autres qui sont annihilées. C’est par exemple dans les friches que le mouvement squat a inventé d’autres manières d’habiter qui fécondent aujourd’hui la production du logement coopératif.
 

* Géographe, Fondation Braillard Architectes. A lire: Laurent Matthey, L’urbanisme qui vient, Genève, Entremonde, 2014 (sous presse). Texte paru dans Pages de Gauche n° 136, sept.2014, www.pagesdegauche.ch

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