Chroniques

Stimulations

Mauvais genre

Rien de plus néfaste pour l’art que les libertés démocratiques. Au XIXe siècle déjà, les beaux esprits s’en prenaient à «la Gueuse»; elle n’a pas toujours été épargnée au XXe, et le XXIe s’annonce bien: dans l’entretien qu’il a accordé au Courrier le 30 août dernier, le réalisateur chinois Diao Yinan déclare fort bien s’accommoder de la censure d’Etat, qui selon lui «stimule l’imagination et la créativité des cinéastes […]. Pour parler de liberté, il faut d’abord qu’il existe des contraintes.»

On veut bien l’admettre; à condition de préciser que pour des Racine, Wagner, Baudelaire, ces contraintes étaient d’ordre formel, esthétique: elles correspondaient aux règles de la versification, du contrepoint, ou d’un genre comme la tragédie. Je ne suis pas certain que l’auteur des Fleurs du Mal se soit senti très stimulé par la condamnation de certains de ses poèmes. Mais Diao Yinan, lui, semble même trouver tout à fait positives les violences du pouvoir politique, lorsqu’il cite la fameuse réplique prononcée par Orson Welles dans le film Le Troisième Homme de Carol Reed: «Sous les Borgia, l’Italie a été pendant trente ans en proie à la guerre, à la terreur et aux massacres. Ça a donné Michel-Ange, Léonard de Vinci et la Renaissance. Les Suisses, eux, ont connu cinq siècles de démocratie, de paix et de fraternité. Et qu’est-ce que ça a donné? L’horloge à coucou.»

Il n’est pas le premier à prendre ces phrases à la lettre. D’ailleurs, quand on se veut un bon sujet de régime non démocratique, on prend soin de renoncer à tout esprit critique. Mais un cinéaste pourrait faire un effort d’analyse, et s’interroger sur le contexte dans lequel était émise cette belle sentence. Car Harry Lime, le personnage joué par Orson Welles, n’a rien d’un artiste en mal de contraintes. Il s’est installé dans une Vienne sinistrée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour s’y livrer à un juteux trafic de pénicilline frelatée. La terreur nazie, les massacres génocidaires, les bombardements n’ont laissé qu’une ville en ruines, des survivants en détresse; Lime force encore la note avec les souffrances qu’il inflige à des malheureux dont le seul tort est d’avoir cru au remède miracle qu’il leur proposait. Dans cette Vienne-là, plus de Richard Strauss, de Zweig, de Musil. L’éloge du Pape Borgia résonne alors étrangement sur fond de désolation. Difficile de croire, n’en déplaise à Diao Yinan, que Carol Reed ait cherché à nous faire prendre pour du bon pain les mots lâchés par une ordure qui ne songe qu’à se remplir les poches.

Mais de toute manière, Lime n’a nullement à l’esprit la censure politique d’un régime à la chinoise qui cherche à tout contrôler: il vante à l’inverse un désordre généralisé où tout serait permis, jusqu’aux coups les plus bas. Et ses connaissances historiques semblent assez limitées. Il ignore visiblement que durant cette période d’instabilité à laquelle il fait référence et qui coïncide avec le pontificat d’Alexandre VI, «les Suisses» étaient fortement impliqués dans les luttes guerrières, ne fût-ce qu’à travers leurs mercenaires. Hélas, ni Marignan, ni Pavie, ni même le beau massacre de Crevola (1487) n’ont réussi à titiller leur imagination. Notre démocratie était encore dans les langes; mais apparemment notre créativité ne s’est pas démaillotée. Harry Lime se montre d’ailleurs trop généreux envers nous: le «coucou suisse» aurait en fait été inventé dans la Forêt-Noire allemande; et c’est la Chine de Diao Yinan qui le fabrique aujourd’hui.

Mais plutôt que de faire la moue sur nos productions artistiques, on aurait pu essayer de cerner les conditions historiques, sociales, économiques, qui font qu’un pays, petit ou grand, d’hier ou d’aujourd’hui, parvient – ou non – à développer une certaine culture. Et dans l’exemple retenu par Harry Lime, il faudrait souligner que Michel-Ange ou Léonard ne sont pas les «produits» de la tyrannie romaine des Borgia, mais qu’ils se sont formés dans la «Gueuse» du temps, dans cette République florentine dont Michel-Ange essaiera encore de défendre les libertés en 1530. Ce qui ne paraît pas avoir nui à sa créativité.

On fait souvent la même confusion à propos du «Grand Siècle» français, en attribuant à l’absolutisme royal ce qui revient à l’esprit libertaire des années de la Fronde. Ce n’est pas Louis XIV qui a «donné» les Molière, La Fontaine, La Rochefoucauld, La Fayette, Sévigné… Et si le narcissique souverain a mené bien des guerres, celles-ci n’ont entraîné que la fermeture des théâtres, comme Molière justement s’en plaignait, ainsi que le désert culturel qui règne sur la France après 1680. Il faut attendre la Régence et l’époque Louis XV, avec leur relâchement moral, pour que les arts redeviennent florissants en France. Harry Lime aurait donc été peut-être mieux inspiré d’invoquer les débauches sexuelles des Borgia que les horreurs des guerres d’Italie pour expliquer la fécondité de la Renaissance. En matière d’art, pourrait-on dire, boucherie ne vaut pas coucherie.

* Ecrivain.

Opinions Chroniques Guy Poitry

Chronique liée

Mauvais genre

lundi 8 janvier 2018

Connexion