Contrechamp

Les pauvres ne sont pas stupides

EBOLA • Spécialiste en santé publique, G. Upham s’interroge sur la cause majeure de l’épidémie du virus Ebola en Afrique de l’Ouest. Il semble manifeste que les soignants, en contact avec des patients asymptomatiques mais porteurs du virus, ont pu à leur tour être vecteurs de transmission.

Les médias attirent des lecteurs avec le sensationnel, d’où la foison de nouvelles sur le virus Ebola en Afrique de l’Ouest. Entre le sommet de trois chefs d’Etat (Guinée Conakry, Liberia et Sierra Léone) le 1er août et l’appel, mardi dernier, du président américain Barack Obama «à agir vite», l’épidémie a eu le temps de s’emballer. Au point que l’ONU vient de réclamer 1 milliard de dollars pour la lutte contre le virus.

Dès lors, des questions se posent: Premièrement, l’épidémie actuelle se répand beaucoup plus vite et plus loin que les flambées des années 1970 et 1990, vite circonscrites. Il y a environ 5300 cas identifiés et 2600 morts à ce jour (bilan de l’OMS au 18 septembre), mais l’OMS les estime à probablement quatre fois plus dans la réalité. Et il y a des projections de 100 000 cas d’ici à la fin de l’année. Comment expliquer l’ampleur de la crise actuelle?

Deuxièmement, un tiers des morts certifiés sont des soignants! Parmi eux, le premier virologue du Libéria et cinq soignants participant à l’étude sur les origines d’Ebola, (Science mag du 28 août 2014), tous venant d’un hôpital de référence sur les fièvres hémorragiques, celui de Kenema! Comment des scientifiques de renom ont-ils pu se laisser contaminer et en mourir?

Troisièmement, la forte mortalité des soignants indique qu’il doit y avoir transmission du virus Ebola aussi des soignants vers d’autres patients qui étaient hospitalisés ou en centre de soins pour des problèmes sans rapport avec Ebola. Ainsi, la faiblesse du contrôle infectieux dans des régions très pauvres jouerait un rôle dans la propagation de l’épidémie. Pourtant, les termes «sécurité des patients» ne figurent pas dans le «Roadmap» (Directive de l’OMS sur Ebola). Où sont les enquêtes sur ces transmissions-là?

La spécialiste Susan P. Fisher Hoch l’avait relevé dans son étude rétrospective des fièvres hémorragiques, intitulée Leçons à tirer des flambées nosocomiales de fièvres hémorragiques et publiée en 2005: ce sont les hôpitaux et les centres de soins qui propagent les flambées de fièvres hémorragiques. La chercheuse est formelle: «Les pauvres ne sont pas éduqués, mais pas stupides. Même dans les endroits les plus reculés, les communautés comprennent très vite que l’hôpital, c’est là où les gens s’infectent avec les VFH (virus des fièvres hémorragiques), donc ils désertent immédiatement les hôpitaux, et vont jusqu’à cacher leurs malades au personnel médical. C’est une des raisons principales qui font que le recensement des cas est si difficile. Au fil des ans, cette simple action de la part des communautés a été le moyen le plus fréquent et le plus efficace pour stopper les flambées de filovirus.»

Plus loin, Fisher Hoch précise: «Connaissant les pratiques, et les conséquences de mauvaises pratiques en Afrique, et maintenant en Asie, nous devons en conclure que la transmission de virus transmissibles par le sang dans les centres médicaux est probablement chose courante dans les zones d’endémies des VFH. De fait, les virus de l’hépatite C (HCV) et de l’immunodéficience humaine (HIV) sont le plus communément transmis de cette façon. La différence avec les fièvres hémorragiques, c’est que les conséquences de ces fièvres sont immédiatement visibles, tandis que pour les virus HCV et HIV, cela prend des années, voir des décennies.»

Le Sommet du 1er août annonçait la décision d’aller chercher les malades et de les emmener de force vers les centres de soin. Depuis, l’OMS en est revenue et ne préconise plus l’usage de la force aujourd’hui. Le Sierra Léone, pays le plus touché par le virus, a annoncé un shutdown (blocage total des activités) du 19 au 21 septembre: trois jours d’arrêt total de l’économie et de confinement de la population, et 20 000 volontaires dispatchés pour récupérer les malades soupçonnés d’être atteints d’Ebola, et les ramener de force dans les centres de soin. On peut se demander si de telles mesures ne risquent pas de favoriser la propagation de l’épidémie. D’ailleurs, Médecins sans Frontières (MSF) et l’OMS ont critiqué cette décision.

La présidente de MSF, Joanne Liu, dont le message devant les Nations-Unies le 2 septembre dernier reste d’actualité, demandait des laboratoires mobiles, la création de centres spéciaux pour isoler les cas, de très gros investissements de santé mobile et de terrain. Toutes facilités qu’ont les pays industrialisés, mais il manque la volonté des politiques pour que ces pays aient des systèmes de santé décents. Ici et là, quelques voix se font entendre qui appellent à renforcer les systèmes de santé en Afrique: du professeur Anthony Fauci, directeur de l’Institut national des allergies et maladies infectieuses (NIAID/USA) au chercheur Larry Gostin dans le Lancet.

Quant aux gouvernements de la région, ils se cherchent des réponses, et surtout prétendent en avoir. Beaucoup de quarantaines, mais les capacités à amener l’eau et la nourriture font défaut. Alors les gens se sauvent. Les hôpitaux sont débordés ou désertés.

Entre ignorance d’une part et manque d’engagement d’autre part, l’opinion et la vie des pauvres, surtout des Africains, ont-ils de l’importance dans le monde politique d’aujourd’hui?

«Le gros problème de l’Afrique, c’est le contrôle infectieux»

«Stopper Ebola demande d’arrêter de négliger la santé publique, sinon nous le payerons chèrement.» Directeur du Centre nigérian pour le contrôle des maladies (Nigeria Centre for Disease Control – NCDC), le Dr Abdulsalami Nasidi a participé à la Consultation sur les traitements et vaccins potentiels contre le virus Ebola organisée par l’OMS les 4 et 5 septembre à Genève. Pour ce spécialiste, ce sont les carences en matière de prévention et de contrôle infectieux qui constituent le cœur du problème sanitaire en Afrique, et les efforts de ces prochaines décennies doivent se concentrer sur les maladies nosocomiales.

Au sortir de la réunion de l’OMS à Genève, quelle est la situation sur le plan des vaccins?
Dr A Nasidi: Il y a actuellement deux bons vaccins qui offrent 100% de protection sur les singes; l’un est canadien, l’autre vient de l’Institut national de la santé américain. L’OMS a réuni à Genève environ 200 participants pour discuter de l’opportunité d’essais cliniques sur des humains, en commençant par 200 sujets, pour établir la sécurité des produits. Les représentants des pays en développement étaient d’avis qu’il n’y avait pas de temps à perdre. Le Comité d’éthique était hésitant, divisé sur la question: devait-on faire, ou non, des essais contre placebo? Finalement, une majorité s’est dégagée pour ne pas passer par le placebo.
La délégation du Nigeria à Genève a été importante, avec six représentants (jusqu’à présent, le virus a fait huit morts au Nigeria sur 21 cas confirmés, bilan OMS du 18 septembre). En utilisant les capacités de nos services de santé, nous avons été à même de faire face, contrairement aux pays moins bien munis, dont les services sanitaires se sont effondrés. Nous avons mis sur pied des centres d’opérations d’urgence et une structure de pilotage. En accord avec l’OMS, nous n’avons pas tenté d’utiliser la force: c’est beaucoup plus efficace de surveiller les gens chez eux que de les amener dans les centres de santé. La création des centres d’isolement a été cruciale.

Moins dangereux aussi? Je pense à l’étude de Susan Fisher-Hoch, dont vous comptez parmi les auteurs de référence…
Effectivement, je suis tout à fait d’accord avec les conclusions de cette étude (lire ci-dessus). J’ai d’ailleurs publié avec elle sur la transmission de la fièvre de Lassa en milieu de soin au Nigeria1 value="1">Review of cases of nosocomial Lassa fever in Nigeria: the high price of poor medical practice, S P Fisher-Hoch, A Nasidi, et al. www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC2550858/.

Ce qui frappe avec l’épidémie actuelle, par rapport à celles des années 70 ou 90, c’est la très forte proportion de victimes d’Ebola parmi les soignants…
Au premier abord, on pense que le personnel soignant n’a pas su se protéger correctement, ou n’a pas eu accès à suffisamment de gants et d’équipement, mais il y aurait matière à investiguer. Beaucoup des victimes étaient à la pointe des connaissances, comme le médecin virologue du Liberia.

Il y a aussi eu, au Liberia toujours, les cinq morts parmi les coauteurs de l’étude très sophistiquée sur les origines d’Ebola2 value="2">Mohamed Fullah, Mbalu Fonnie, Alex Moigboi, Alice Kovoma, et S. Humarr Khan: morts avant la parution de l’étude dans www.sciencemag.org «Genomic surveillance elucidates Ebola virus origin and transmission during the 2014 outbreak», Stephen K. Gire et al.?
Effectivement. Alors que l’hôpital de Kenema, où ils travaillaient, est un centre spécialisé formé dans la lutte contre la fièvre de Lassa! C’est étrange d’entendre que des médecins, eux-mêmes chercheurs de haut niveau, ont pu être contaminés. Cela laisse penser qu’Ebola se transmettrait différemment de Lassa ou Marburg (deux virus proches d’Ebola) et qu’il y a des choses qu’on ne comprend encore pas vraiment. Difficile à dire et inquiétant.

La transmission serait finalement possible par voie aérienne? ou par les selles, via les toilettes des hôpitaux?
Tout est possible. Le gros problème de l’Afrique, c’est le contrôle infectieux. Le taux d’infections nosocomiales est trop élevé. Pour la décennie à venir, les efforts devraient porter là dessus. Le patient qui arrive à l’hôpital avec la grippe y attrape une pneumonie, le patient atteint d’une pneumonie y attrape Ebola ou le virus VIH! Si on pouvait mettre en place un contrôle infectieux rigoureux, on réduirait les taux d’infections de 50%! Il y a une méconnaissance de la santé publique. Nos Ministères de la santé pensent tous que la santé, c’est les médicaments, les hôpitaux, et ne mettent pas l’accent sur la prévention. La sécurité des injections est très importante face à Ebola. Au Nigeria, beaucoup d’Etats ont adopté des seringues autobloquantes.

En conclusion?
Le gouvernement nigérian a établi une offre pour une formation de haut niveau, un Master en Santé publique, pour le personnel de santé des pays les plus touchés par Ebola. Nous envoyons aussi du personnel vers ces pays. Mais le plus important, c’est que les choses doivent changer. L’économie du Liberia est déjà littéralement à terre. Il faut identifier et isoler les cas, et modifier notre culture des funérailles. Passer plus de temps dans les funérailles que dans la vie est fait pour tolérer l’inacceptable: la pauvreté! C’est maintenant que les pays d’Afrique de l’Ouest doivent travailler ensemble sur la santé publique!

    PROPOS RECUEILLIS PAR G. UPHAM

Notes[+]

Lire aussi Chasseurs de virus, Susan Fisher-Hoch et Joseph Mc Cormick, Presses de la Cité, 1997.

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