Chroniques

Du grand art

Mauvais genre

L’art s’est démocratisé: chacun, à tout moment, peut s’affirmer artiste. Mais cette démocratisation ne s’est pas faite qu’horizontalement: elle s’est étendue jusqu’au sommet de la hiérarchie sociale. Ainsi, en septembre de l’an dernier, l’Albanie s’est dotée d’un nouveau premier ministre, Edi Rama, qui, dans une carrière commencée comme basketteur, s’est ensuite voulu artiste peintre, et l’a prouvé à la mairie de Tirana en faisant repeindre de vives couleurs les façades de la ville. Le premier président de la Lituanie postsoviétique, Vytautas Landsbergis, a été membre du groupe d’avant-garde Fluxus, avant de se distinguer au Parlement européen par ses diatribes homophobes et ses tentatives de réhabilitation du nazisme. La Libye elle aussi aurait pu avoir à sa tête un peintre délicat: Mouammar Kadhafi avait désigné comme successeur son fils Seif al-Islam, dont les Genevois ont eu le privilège de découvrir les toiles, place du Molard, en 2003. Les siècles antérieurs au XXe n’ont guère connu cette réunion des qualités dirigeantes et esthétiques, si l’on s’abstient de remonter jusqu’à Néron. Ce n’est vraiment qu’après la Première Guerre qu’on voit apparaître de telles personnalités, et non des moindres: Staline est l’auteur de poèmes dont «certains, assez bucoliques, étaient même plutôt bons», si l’on en croit un article du Nouvel Observateur du 27 juillet 2006. Et l’on sait qu’Hitler n’a vécu pendant plusieurs années que de ses peintures.

Mais ce qui frappe, dans ce dernier cas du moins, c’est le décalage entre les ambitions et les réalisations: de mignonnes aquarelles, parfois de format carte postale; une fadeur de l’artiste en contraste brutal avec la violence de l’homme politique. Et je m’interrogeais sur ce paradoxe, il y a quelques semaines, en visitant une exposition de la Neue Galerie de New York où se trouvent réunies des toiles désignées à la vindicte populaire en 1937, à Munich, en tant qu’exemples d’art «dégénéré». L’une des salles donne à voir en parallèle quelques œuvres représentatives des goûts du Führer, des corps d’hommes ou de femmes, peints ou sculptés, répondant aux critères les plus classiques de la beauté. C’est cette beauté-là («pure», «aryenne») que le dirigeant nazi prétendait faire s’épanouir dans «son» peuple: comme Mussolini d’ailleurs, il se voulait artiste créateur total, pétrissant, sculptant les masses, forgeant un «homme nouveau». Or ce à quoi son délire a abouti est d’une tout autre nature: c’est bien plutôt dans l’art marqué par les horreurs de la Première Guerre, dans les corps déformés, les visages émaciés, les regards vides, hébétés, de figures qui parfois sont à peine humaines; c’est dans les œuvres de Grosz, de Heckel, de Beckmann, dans certains Picasso des années 1930, que l’on devine l’homme dont le nazisme a accouché, l’homme des camps de concentration, des camps d’extermination. Comme si ce que dénonçaient ces artistes prétendument dégénérés était ce qu’Hitler avait en lui, profondément; et qu’incapable de lui donner forme sur une toile, il l’ait vomi sur le monde.

Le tragique est qu’il semble avoir fait des émules. On a bien ricané (et Le Courrier ne s’en est pas privé, pour son «poisson» du 1er avril dernier) de la reconversion de George W. Bush en peintre de la semaine et du dimanche. On aurait toutefois pu rendre hommage au remarquable performer qui s’étrangla sur un bretzel, montrant que le happening pouvait être pratiqué en toute spontanéité, conformément à la loi du genre, jusque dans une chambre de la Maison-Blanche. Mais comme son illustre devancier germano-autrichien, c’est dans la réalité même, par ses interventions sur et dans la chair humaine, que s’est le mieux exprimé le génie du président américain. Si Hitler reproduisait inconsciemment les représentations de ses contemporains expressionnistes, c’est du côté d’un Jackson Pollock qu’il faut peut-être chercher l’inspiration secrète de Baby Bush. Sans se limiter à l’espace d’une toile comme le peintre abstrait, ni travailler dans un temps réduit, discontinu, mais au contraire en veillant à ce que son œuvre se poursuive bien après la fin de son mandat, il a su mettre en pratique à large échelle, en Irak, la fameuse technique du all-over par un largage de bombes couvrant tout le pays, et par le dripping de substances innovantes qui n’ont pas encore été toutes identifiées.

Le philosophe Gilles Lipovetsky déclarait il y a peu que le rêve de «changer la vie» s’était réalisé non par l’art, comme le voulait Rimbaud, mais par le capitalisme. Il faudrait préciser que le capitalisme conquérant a lui-même ses vertus artistiques, que ses tenants, au plus haut niveau, n’ont de cesse d’illustrer sur les terrains les plus divers. Et je ne serais pas surpris que, dans les années à venir, les dirigeants de l’Est comme de l’Ouest ne puisent leur inspiration dans le célèbre carré blanc sur fond blanc de Malevitch, réalisé, comme de juste, en 1918.

*Ecrivain.

Opinions Chroniques Guy Poitry

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lundi 8 janvier 2018

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