Contrechamp

LE CARÉ, UN REMPART CONTRE LA DÉTRESSE

GENÈVE • Chaque semaine, depuis les années 1970, le CARÉ ouvre grand ses portes du lundi au vendredi à ceux dans le besoin. Ce lieu d’accueil, niché sous une église au détour d’une rue des Acacias, propose des repas chauds et des activités en collectivité. Reportage.
L’après-midi JULIE FROSSARD

En passant devant le CARÉ le matin, tout semble bien calme derrière les grandes portes vitrées et pourtant, à l’intérieur, la vie bouillonne déjà. Stagiaires, bénévoles et auxiliaires préparent dans le réfectoire encore vide les activités à venir, tandis que les cuisiniers œuvrent à leurs fourneaux, cherchant la meilleure façon de caraméliser le dessus de la tarte aux pommes qui sera servie l’après-midi. Plusieurs boulangeries viennent déposer une part de leur production nocturne tandis que Marco Salmaso, directeur adjoint, déambule à travers les pièces pour s’assurer que tout est en place pour la journée. De la chambre froide contenant les réserves de nourriture à la bibliothèque dont le long des murs est garni de livres déjà feuilletés mais au contenu inaltérable, en passant sur la scène où s’accumulent pantalons, manteaux d’hiver et chaussures de seconde main, il reconnaît au premier coup d’œil ce qui manque, ce qui est, ce qui doit être demandé. Stocks d’ustensiles, recharges en tout genre et réserves des mille petits objets du quotidien s’entassent dans les pièces du haut, dans un chaos organisé dont Marco détient le secret.

Quand arrive l’après-midi, c’est près de cent cinquante personnes qui franchissent les portes du CARÉ – pour Caritas-Accueil-Rencontres-Echanges – et qui prennent petit à petit possession des lieux, sous l’œil bienveillant des collaborateurs et bénévoles. Communément appelées «personnes accueillies» en raison de la nature même du lieu, ils sont de provenances les plus diverses et leurs parcours sont tout sauf semblables. Certains connaissent déjà l’endroit et y ont leurs marques, tandis que d’autres se laissent porter vers l’atelier qui aura suscité leur attention. D’autres encore, un peu réfractaires, attendent que l’ennui les pousse à prendre part aux groupes qui se forment autour de chaque activité proposée avant le repas. Quelques-uns, enfin, viennent uniquement pour le plaisir de participer à l’atelier leur permettant de mettre à profit des compétences qu’ils n’ont plus les moyens d’exercer.

Il y a l’atelier vélo, où l’on apprend à réparer une chambre à air et remettre sur pied les bicyclettes usées. Il y a l’atelier musique, pour ceux souhaitant se familiariser ou retrouver la sensation des doigts courant sur un clavier. L’atelier bois, regorgeant de meubles en attente d’être poncés et assemblés à nouveau. L’atelier jardinage, juste à l’extérieur, au pied des marches rejoignant la voie publique, en attente du printemps. L’atelier sport, organisé tous les jours, pour reprendre possession de son corps ou simplement le maintenir. L’atelier poterie, dessin ou peinture, réclamant le savoir-faire des mains qui, fragiles au début, peu sûres, retrouvent vite leur vigueur.

Dans les coins des salles, dans les couloirs, du sol au plafond, débordent objets construits, projets parfois encore en cours de construction, comme un bateau en papier mâché en attente d’être mis à flot, et des collections entières nées d’une inspiration soudaine; mais aussi des chaises, des tables, des armoires ornées de motifs fleuris, toutes retapées ou construites par les personnes accueillies de l’après-midi qui, au fur et à mesure de leurs allées et venues, ont réappris à faire quelque chose par elles-mêmes, ont recommencé à créer, se sont souvenues qu’elles le pouvaient.

Entre deux activités, ceux n’ayant pas la possibilité de subvenir à leur propre hygiène se succèdent dans la salle des douches où linges, savons et rasoirs sont mis à disposition. En cas de situation de grande détresse, ils peuvent repartir du CARÉ avec un sac de vivres, des vêtements de rechange pour contrer le vent hivernal ou même des affaires pour aider à un déménagement.

Quand vient l’heure du repas, certaines personnes accueillies se retrouvent spontanément à la même table chaque jour. Salade en entrée et plat principal se succèdent vite tant la faim est grande. Une partie des collaborateurs et bénévoles s’entraident pour servir et desservir, tandis que l’autre prend part au repas et aux conversations. Quelques tables s’animent: idées et débats fusent, tandis que d’autres restent plus calmes. Les mots sont parfois difficiles à retrouver et le regard vacille. Mais ici, pas de questions ni d’exigences. Chacun va à son rythme. Même silencieuse, la compagnie est inestimable pour se reconstruire.

Là où la vie les a rompus; là où l’exil, la pauvreté ou le chômage leur ont fait oublier leur humanité, le CARÉ leur fournit un espace où leur dignité n’est pas questionnée. Là où la solitude et le rejet envahissent et usent jusqu’au corps, l’occasion de nouer un lien relationnel est donnée. Et ceux qui ont grandi dans un sentiment d’échec permanent se surprennent parfois eux-mêmes en se découvrant soudainement des compétences qu’ils ne connaissaient pas auparavant: dans une société souvent intransigeante, le CARÉ offre un lieu hors du temps, où toute attente est abolie et où chacun peut être le moteur de quelque chose, si petite soit-elle.

«Notre objectif, explique Marco entre sollicitations et poignées de main impossibles à dénombrer, c’est d’apporter une aide ponctuelle aux personnes rencontrant une situation de détresse. On se rend peu compte à quel point cela peut arriver à tout le monde. En subvenant même ponctuellement aux besoins fondamentaux d’un être humain, on lui donne l’opportunité de retrouver une autonomie.»

Il évoque alors quelques personnes, autrefois accueillies, qui repassent quelques années plus tard, descendent les marches, franchissant quelquefois les portes vitrées et, d’un geste de la main, signifient que, merci, maintenant, ça va. Malgré cela, le nombre de personnes en situation de précarité ne cesse d’augmenter à Genève et d’aucuns veulent y voir une conséquence de la quantité des prestations sociales offertes. «C’est le grand paradoxe du social, explique Marco en goûtant à la tarte aux pommes encore chaude sous l’œil inquisiteur du cuisinier. On a parfois peur que l’Etat en fasse trop, alors que si chaque citoyen devenait lui-même une sorte de travailleur social, était solidaire et se préoccupait pour son prochain, la société dans son ensemble serait plus adaptée.»
 

Subvenir aux besoins fondamentaux

Fondée en 1977, l’association le CARE (Caritas Accueil Rencontres Echanges) met à disposition un lieu d’accueil et d’entraide à Genève ouvert à toute personne en situation de détresse du lundi au vendredi après-midi.

L’objectif principal de l’association est de subvenir ponctuellement aux besoins fondamentaux des personnes en situation de précarité: un repas chaud et équilibré est offert chaque jour à près de 180 personnes. Les personnes accueillies peuvent aussi bénéficier d’autres prestations sanitaires comme des douches, des rendez-vous avec des médecins et infirmières ou encore des services d’un coiffeur. Elles peuvent aussi recevoir des colis de denrées alimentaires, des habits ou du mobilier – tous donnés au CARE par d’autres associations ou par des particuliers. En plus de ces prestations, le CARE a pour mission de favoriser la communication, la solidarité et la réinsertion sociale des personnes accueillies. Pour ce faire, l’association organise chaque jour après le repas des ateliers pratiques sous de multiples formes, leur permettant de reprendre confiance en elles et de recréer un lien relationnel.

Par année, ce sont près de 20 000 participants qui prennent part à ces activités et 45 000 aux repas journaliers. En comptant les denrées alimentaires distribuées dans l’urgence, cela équivaut à 75 000 repas fournis au total.

Subventionné par la Ville de Genève, le CARE bénéficie également de dons des communes genevoises, de la Loterie Romande et de dons privés; il compte en outre sur le soutien financier de l’Eglise Catholique Romaine et des paroisses genevoises. Son partenariat avec l’Association «Partage», qui fournit gratuitement produits alimentaires et sanitaires à de nombreux services sociaux, contribue grandement à son bon fonctionnement.

Le Comité de l’association est composé de 14 membres bénévoles. Quant à l’équipe d’animation, elle est constituée de huit collaborateurs professionnels ainsi que d’auxiliaires, d’aides et de stagiaires parmi lesquels de nombreux étudiants des hautes écoles de santé et de travail social. Une quarantaine de bénévoles vient régulièrement compléter l’équipe du CARE.

Comme de nombreux acteurs de terrain confrontés à la détresse sociale, le CARE argue que la reconnaissance de la dignité et des besoins fondamentaux des personnes en précarité sont nécessaires pour que ces dernières puissent à nouveau agir et fonctionner. Grâce à son implantation dans le réseau associatif et ses contacts avec d’autres services sociaux, le CARE sert également de tremplin vers l’extérieur pour les personnes accueillies, notamment en termes de réinsertion professionnelle.

Face à l’augmentation du nombre de personnes en situation de détresse à Genève, le CARE et d’autres acteurs de terrain ont émis dernièrement un constat basé sur leur expérience quotidienne signalant notamment l’urgence de répondre aux besoins d’hébergement et de repas en ouverture continue de cette partie de la population.

Opinions Contrechamp Charlotte Frossard

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