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Pire que la mer, le Sahara

MIGRANTS • Les demandeurs d’asile originaires de la Corne de l’Afrique sont de plus en plus nombreux à entreprendre un périple en «partant à l’ouest», vers la Libye et l’Europe. Malgré les risques énormes associés à cet itinéraire. «Il faut des solutions légales pour rejoindre l’Europe», selon Melissa Phillip, spécialiste des migrations.

IRIN1 value="*">Agence du Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU.

Les journaux italiens se sont récemment fait l’écho de l’arrivée d’un nombre incalculable de bateaux délabrés débarquant des milliers de migrants désespérés sur les côtes du pays. Depuis le début de l’année, plus de 38 000 migrants en situation irrégulière sont arrivés en Italie2 value="1">Ministère italien de l’Intérieur, www1.interno.gov.it/mininterno/export/sites/default/it/sezioni/sala_stampa/notizie/immigrazione/2014_05_19_Piano_Prefetture_accolgienza_migranti.html, la majorité sur la petite île de Lampedusa, au sud de la Sicile. Il s’agit d’une hausse significative par rapport au chiffre de 4290 migrants ayant fait la traversée, relevé à la même période en 2013. Cependant, les autorités italiennes ont laissé entendre que ces chiffres n’étaient que la pointe de l’iceberg.

En mai dernier, les propos du responsable de la Police de l’immigration et des frontières italienne ont été largement repris par les médias: devant un comité parlementaire, il avait annoncé que 800 000 migrants supplémentaires étaient sur le point de quitter la côte nord-africaine pour rejoindre l’Europe, reconnaissant3 value="2">http://euobserver.com/opinion/124117 par la suite que ce chiffre n’était «pas une prévision concrète».

Si les inquiétudes de l’Italie et des pays de l’Union européenne portent plutôt sur le nombre de migrants qui arriveront pendant l’été, saison généralement plus chargée, et sur leur destination, des chercheurs essaient de comprendre ce qui a déclenché le flux de migrants empruntant cet itinéraire et de connaître leur pays d’origine.

D’après le ministre italien de l’Intérieur, 31% des migrants arrivés par la mer depuis le début de l’année sont Erythréens, ce qui représente une augmentation significative par rapport aux années précédentes. Les ressortissants syriens comptent pour 14% des arrivants. Des migrants d’autres nationalités – Somaliens, Ethiopiens, Soudanais, Maliens, Nigérians, Sénégalais – font également partie des arrivants.

La grande majorité des bateaux sont partis de Libye, où les passeurs profitent du vide sécuritaire consécutif à la chute du régime Kadhafi, en 2011, pour créer des itinéraires et transporter des migrants clandestins ainsi que des marchandises illégales entre les frontières sud du pays et les villes côtières du Nord.

Un récent rapport4 value="3">«Going West – contemporary mixed migration trends from the Horn of Africa to Libya & Europe», juin 2014, www.regionalmms.org/fileadmin/content/rmms_publications/Going_West_migration_trends_Libya___Europe_RMMS.pdf du Secrétariat régional sur la migration mixte (RMMS), basé à Nairobi, et du Conseil danois pour les réfugiés montre que les migrants et les demandeurs d’asile originaires de la Corne de l’Afrique sont de plus en plus nombreux à vouloir entreprendre un périple dangereux vers la Libye et l’Europe, car les itinéraires autrefois empruntés par les migrants et qui leur permettaient de rejoindre l’Arabie saoudite via le Yémen et Israël via l’Egypte leur sont en majorité fermés5 value="4">www.irinnews.org/report/99095/horn-migrants-risk-new-routes-to-reach-europe.

Les auteurs du rapport laissent entendre que l’afflux de demandeurs d’asile originaires d’Erythrée, de Somalie et du Soudan qui «partent à l’Ouest» vers la Libye et l’Europe augmente rapidement malgré les risques énormes associés à cet itinéraire. «Nous ne savons pas exactement combien [de migrants] se trouvent en Libye. Mais nous pouvons dire avec certitude que les chiffres sont en augmentation», précise Melissa Phillips, chercheuse du RMMS. Elle souligne l’absence de contrôle aux frontières terrestres du sud de la Libye, principale porte d’entrée des migrants et des passeurs après des périples périlleux à travers les déserts du Soudan, du Tchad et du Niger. «Il y a un total trou noir de l’information sur les frontières sud de la Libye. Les seuls chiffres fiables dont nous disposons concernent les personnes qui partent. Un nombre indéterminé d’entre elles n’arrivent pas rejoindre leur [destination] souhaitée, qu’il s’agisse de régions de la Libye, où elles espèrent trouver du travail, ou de l’Europe».

Selon le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), plus de 170 migrants sont morts depuis le début de l’année en essayant de rejoindre l’Europe par la mer. On ne sait pas combien d’entre eux ont péri de soif ou de faim en traversant le Sahara, mais le rapport du RMMS indique que la traversée du Sahara est «encore plus dangereuse» que la traversée de la Méditerranée. En avril, les forces armées soudanaises ont découvert6 value="5">http://reliefweb.int/report/sudan/hundreds-exhausted-migrants-arrive-sudan 600 migrants, pour la plupart Erythréens et Ethiopiens, abandonnés par leur passeur près de la frontière libyenne. Dix d’entre eux étaient morts de faim et de soif avant que les secours n’atteignent le groupe. Bon nombre de migrants interrogés dans le cadre du rapport du RMMS ont raconté que des membres des groupes avec lesquels ils voyageaient étaient morts par manque d’eau et de nourriture pour effectuer la traversée du désert.

Bien souvent, leur calvaire se poursuit après leur arrivée en Libye. Les demandeurs d’asile et les réfugiés sont en général considérés comme des migrants en situation irrégulière, car le pays n’a pas de régime d’asile. Les demandeurs d’asile peuvent s’enregistrer auprès du HCR, mais l’agence n’a pas de statut officiel en Libye et le document qu’elle fournit aux requérants n’est pas reconnu par les autorités libyennes.

Les demandeurs d’asile interrogés dans le cadre d’un récent rapport7 value="6">«Beyond imagination – asylum seekers testify to life in Libya», janvier 2014, https://dl.dropboxusercontent.com/u/181171164/Beyond%20imagination.pdf du Service jésuite des réfugiés de Malte ont dit vivre dans la peur constante d’être arrêtés et placés en détention pour une durée indéterminée par les forces armées libyennes ou par les milices qui contrôlent de grandes parties du pays. Dans certains cas, leurs ravisseurs étaient des kidnappeurs qui ont demandé des rançons d’un montant exorbitant pour leur libération. Les conditions de vie, même dans les centres de détention gérés par l’Etat, sont très mauvaises et il n’y a pas de soins de santé.

Une étude8 value="7">«‘We risk our lives for our daily bread’ – Finding of the danish refugee consil study on mixed migration in Libya», janvier 2014, http://drc.dk/fileadmin/uploads/pdf/IA_PDF/North_Africa/2_Danish_Refugee_Council_Libya_Report___Risking_our_Lives_Mixed_Migrants_i_.pdf réalisée auprès de 1000 migrants par le Conseil danois pour les réfugiés fin 2013 a conclu que les migrants originaires d’Afrique de l’Ouest en particulier souhaitaient demeurer en Libye pour trouver du travail et aider leur famille restée au pays, mais que l’insécurité ambiante et les conditions de vie et de travail de plus en plus difficiles conduisaient certains d’entre eux à envisager de s’installer en Europe. Camara Diagarida, un jeune de 24 ans originaire de Côte d’Ivoire, est arrivé à Tripoli, la capitale libyenne, dans l’espoir de trouver du travail au mois de mars: «Nous venons tous les jours au rond-point. Lorsqu’un camion s’arrête, nous courons vers lui. Si on a de la chance, le patron nous prend, mais on peut passer deux ou trois jours sans travailler et parfois ils ne nous paient même pas.» Il poursuit: «Si je trouve de l’argent, je partirai en Europe. Cela coûte entre 800 et 1000 dollars. Aller en Italie n’est pas forcément notre objectif, à cause de la misère et de l’insécurité. En Lybie, quand ils pointent une arme sur vous, ce n’est pas pour plaisanter. En Europe, nos frères nous ont dit qu’ils avaient du mal à trouver un travail, mais au moins ils sont en sécurité.»

Suite au naufrage qui a coûté la vie à plus de 350 demandeurs d’asile non loin des côtes de Lampedusa en octobre 2013, la marine et les garde-côtes italiens ont lancé l’opération Mare Nostrum, dont l’objectif est d’intercepter et de venir en aide aux migrants embarqués sur des bateaux inaptes à la navigation et d’éviter de nouvelles tragédies. La mission a permis de sauver plus de 43 000 personnes secourues par la flotte de cinq vaisseaux au cours des sept derniers mois, mais les groupes anti-immigrants en Italie se sont plaints des coûts engendrés pour le contribuable et ont invoqué le fait qu’en réduisant les risques liés à la traversée, l’Italie encourage plus de migrants à entreprendre le périple.

Récemment, le ministre italien de l’Intérieur a menacé9 value="8">http://rt.com/news/158732-italy-eu-migrant-threat/#.U3MYHlH6xyc.twitter de relâcher les demandeurs d’asile et de les laisser partir vers les autres pays si l’Italie ne recevait pas davantage d’aide de l’Europe pour couvrir les coûts des opérations de sauvetage et de traitement des dossiers des migrants.

Pendant ce temps, les groupes de défense des réfugiés et des migrants soutiennent que la décision de l’Europe de se concentrer sur l’interception et le sauvetage des migrants est malvenue. Ils soulignent que les migrants, dont un grand nombre fuit les persécutions et les conflits dans leur pays d’origine, n’entreprendraient pas des périples aussi dangereux s’ils pouvaient venir en Europe légalement. Ils ont appelé les pays européens à accroître le nombre de places de réinstallation pour les réfugiés, à assouplir les lois relatives au regroupement familial et à accepter les demandes d’asile ou de visa humanitaire déposées dans les ambassades des pays d’origine des migrants ou dans des pays tiers. «Les gens montent dans les bateaux parce qu’il n’y a pas de moyen légal», explique Melissa Phillips du RMMS. «Il faut des solutions légales pour rejoindre l’Europe, cela permettra à l’Europe de montrer qu’elle veut vraiment partager le fardeau avec des pays comme la Lybie».

Dans le cadre de la Mission de l’Union européenne d’assistance aux frontières (EUBAM) en Libye, les Etats membres de l’UE ont alloué 41 millions de dollars à la Libye pour lui permettre d’améliorer et de développer la sécurité à ses frontières. Cependant, la mission, qui entre dans sa deuxième année, a été fortement entravée par l’instabilité sécuritaire qui règne dans le pays et par l’absence d’un gouvernement central fort. «Les autorités libyennes sont prêtes à écouter nos conseils, mais honnêtement, la capacité d’absorption est limitée», selon Françoise Lambert, porte-parole de l’EUBAM. «Nos interlocuteurs locaux n’ont pas toujours la formation nécessaire, il peut nous arriver de travailler avec une personne pendant un certain temps et puis elle disparaît».

La mission n’a pas pu se rendre à la frontière sud, une porte d’entrée importante pour les migrants, pour des raisons de sécurité. Une grande partie de son travail a porté sur la formation des garde-côtes qui doivent secourir et arrêter les migrants qui tentent de quitter la Lybie en bateau. Si la formation insiste sur l’importance du respect des droits de l’homme des migrants et la fourniture en soins médicaux, la mission de l’EUBAM ne couvre pas la mise en détention des migrants, qui intervient généralement après leur interception. Créée en réponse à une demande du gouvernement libyen, l’EUBAM est perçue comme servant les intérêts des Etats membres de l’UE qui préfèreraient voir moins de migrants arriver leurs frontières.

«Former des garde-côtes [libyens] pour qu’ils éloignent les gens n’est absolument pas une bonne solution», déplore Stefan Kessler, haut responsable de la politique et du plaidoyer du Service jésuite des réfugiés pour l’Europe. «Les demandeurs d’asile ne sont pas absolument pas en sécurité là-bas et les garde-côtes les empêchent de trouver protection ailleurs». Melissa Phillips reconnaît qu’empêcher les migrants de rejoindre l’Europe n’était pas la bonne approche. «Le problème est abordé sous l’angle de la destination… mais si nous ne nous intéressons pas aux [pays] de transit et d’origine, il nous manque une partie de l’histoire. Nous ne comprenons pas l’ampleur de la situation en Libye, ni ce qui conduit les gens à quitter leur pays d’origine, ni ce que l’on peut faire pour leur venir en aide ici ou pendant leur périple».

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