Histoire

Le centenaire vu par une enfant de Champel

GENÈVE • En juin 1914, Genève fêtait le centenaire de son entrée dans la Confédération. Témoin de ces réjouissances commémoratives: «Guite», une fillette champelloise âgée de 6 ans. Cet épisode, extrait d’un recueil de souvenirs consignés par Marguerite Gaillard, instruit un pan de l’histoire locale.
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Ce récit est tiré des souvenirs rédigés par Marguerite Gaillard à l’intention de ses enfants et petits-enfants, La ferme de Champel. Champel est aujourd’hui un quartier totalement urbanisé de Genève. Il est difficile d’imaginer qu’à deux pas de l’endroit où se construit l’une des gares du CEVA, il y avait en 1914 une ferme. La ferme était exploitée par un jeune couple, Charles Gaillard et sa femme Amélie; ils avaient deux petites filles, Marguerite et Alice. Marguerite avait six ans en 1914. C’est elle qui, beaucoup plus tard, mère et grand-mère, évoque ici ses souvenirs1 value="1">Pour plus de détails: yamaitre@orange.fr.

1er juin 1814 - 1er juin 1914: Genève célébrait en 1914 le centenaire de son entrée dans la Confédération suisse. J’avais six ans. Depuis des mois, on parlait des fêtes qui devaient marquer cet anniversaire. Enfin, le mois de juin arriva. Les fêtes avaient été fixées, je crois, au samedi et au dimanche de la première semaine du mois, mais, dans mes souvenirs, c’est comme si elles ne devaient jamais finir. Il faisait beau. Nous sommes allés en famille, mon père, ma mère, ma sœur et moi, voir le cortège au Bourg-de-Four, au bas de la rue Etienne-Dumont. Mon père, qui portait ma sœur sur ses épaules, ne cessait de me dire: «Regarde bien, Guite, ce que tu vois aujourd’hui, tu ne le reverras pas de toute ta vie, même si un jour tu as l’âge de cette dame.» La dame en question, à côté de nous, me semblait avoir près de cent ans, mais mon père avait eu une si jolie façon de la prendre à témoin qu’elle souriait en acquiesçant.

Le soir, il y eut des feux d’artifice comme on n’en avait jamais vu. Nous étions sur la terrasse du quai du Mont-Blanc. La foule était compacte, tout Genève était sur les quais. Comme nous n’étions pas arrivés les premiers, mon père demanda aux gens qui étaient devant nous de nous laisser passer, ma sœur et moi, pour que nous voyions mieux, et nous étions là au premier rang, nous les petites, séparées de nos parents. Les feux étaient d’une beauté terrible. C’étaient l’enfer et le paradis confondus dans des pétarades qui n’en finissaient pas, des éclairs, des soleils, des étoiles qui faisaient jaillir de toutes les poitrines des ah! et des oh! émerveillés. De mémoire d’homme on n’avait jamais assisté à un spectacle pareil: c’étaient les feux du centenaire, il fallait qu’on s’en souvienne, et je m’en souviens encore. Ma sœur prit peur et se mit à pleurer. On dut lui faire retraverser tous les rangs de spectateurs pour la jucher sur les épaules de mon père, au grand dam de ceux qui étaient derrière lui et qui ne voyaient plus rien. Plus rien? Ce n’est pas vrai car le ciel n’était plus qu’un immense brasier où éclataient tant de merveilles que seule la voûte céleste pouvait les contenir. J’étais fascinée, m’attendant à tout instant, et sans avoir peur, à être happée par une fusée et transportée là-haut parmi les étoiles.

Et puis il y eut le merveilleux spectacle organisé au parc Mon-repos, du côté de la Perle-du-lac, si je me souviens bien. On avait construit là un théâtre qui s’ouvrait sur le lac. C’est Emile Jaques-Dalcroze, je ne crois pas me tromper, qui avait conçu le spectacle. Ses rythmiciennes évoluaient dans des tuniques que je vois gris-bleu, et le clou du spectacle était la barque qui arrivait sur le lac, toutes voiles déployées, et dont les Suisses descendaient directement sur la scène, reconstitution exacte de ce qui s’était passé cent ans plus tôt au port Noir. Il y eut un instant d’intense émotion. D’un seul mouvement, les spectateurs furent tous debout, si émus qu’ils pleuraient sans retenue, tandis que les danseuses continuaient d’exécuter les mouvements si gracieux de la rythmique et que les chœurs chantaient des choses si belles que les plus réfractaires auraient été bouleversés. Tu te souviendras toujours de tout cela, me disait mon père alors que nous rentrions à la maison. Je n’avais pas compris grand-chose – j’avais six ans –, mais je retenais que, cent ans auparavant, nous n’étions pas suisses et que nous commémorions ce jour de grâce où l’on avait bien voulu de nous dans la Confédération.

Ce qui m’a le plus marquée pourtant, dans les fêtes de juin 1914, ce fut le repas pris en commun le dimanche à midi. Dans tous les quartiers de la ville, dans toutes les communes, on avait dressé sur les places publiques de grandes tables avec des bancs comme on en voyait à la fête des promotions. Ce dimanche-là, il n’y eut pas une âme qui fût restée chez elle. Les gens s’étaient organisés par groupes de quatre, six ou plus pour préparer le repas. A Champel, tout le plateau était couvert de tables et, chose qui n’arrivait jamais à l’époque, tout le monde se parlait. On partageait non seulement un repas, mais une joie. Mademoiselle Beauchamp2 value="2">Les noms sont fictifs., la fille du propriétaire de la ferme qu’exploitaient mes parents, était venue voir ma mère pour convenir du repas que les Beauchamp et nous préparerions et prendrions ensemble. Les Beauchamp étaient les maîtres de mes parents, si l’on peut dire. Mes parents louaient la ferme et n’avaient pas de comptes à rendre, mais les Beauchamp n’en restaient pas moins les propriétaires. C’était encore le temps du père Beauchamp, et entre eux et nous les relations étaient essentiellement faites d’estime et d’égards. Les tables, sur le plateau de Champel, avaient été mises bout à bout, si bien qu’on pouvait se trouver jusqu’à cent peut-être autour des immenses tables ainsi formées, mais je me rappelle très bien où étaient nos places. Je me souviens que les Beauchamp avaient préparé du poisson avec une sauce genevoise et que ma mère avait fait pour le dessert un genevois. Je revois le père Beauchamp devisant avec mon père, parlant avec lui de 1814, et j’étais fière de constater que mon père en savait autant sinon plus que lui. Je revois Mademoiselle Grouin, toute raide dans sa dignité, et les Veillan, tout aussi constipés, mangeant avec leurs bonnes, lesquelles n’oubliaient tout de même pas de les servir.

Pour ces fêtes de juin, tous les drapeaux avaient été sortis. Chez nous comme ailleurs il y en avait à toutes les fenêtres. Ma mère, si économe, avait acheté à profusion des guirlandes de papier que je reconnaîtrais encore sans peine, de belles guirlandes vertes, joliment découpées, qui traversaient la cour dans tous les sens. Le soir, on allumait les lanternes vénitiennes. Les fêtes finies, les guirlandes furent rangées dans un carton au grenier. J’allais souvent les contempler et, bien que ce fût défendu, j’en tirais du carton une petite longueur. Quand je demandais ce que l’on en ferait, mon père me répondait en riant qu’on les gardait pour le prochain centenaire.

Je repense à ce repas pris en commun. Parmi tous ces gens de Champel, si semblables et si différents, il y avait malgré tout un réel désir de bonne volonté. Cette bonne volonté était palpable, on la respirait. Il m’est arrivé en d’autres occasions de respirer la joie, l’espoir, mais la bonne volonté? Je ne me souviens pas de l’avoir jamais plus ressentie ainsi. Et pourtant, deux mois plus tard, les premiers jours d’août 1914, commençait une guerre qui allait durer quatre ans. Personne n’y pensait en ce début de juin, tout était joie et promesses.

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