Contrechamp

Liquider le salariat

SOCIÉTÉ • Travail, chômage: et si on en parlait différemment? En marge de la votation du 18 mai sur le salaire minimum, un groupe anarchiste genevois propose une réflexion autour de la notion de «travail» et esquisse des pistes pour changer le rapport au travail salarié.

Chiffres mensuels du SECO, à la hausse ou à la baisse, annonces de licenciements (ou simples menaces de): il ne se passe pas un jour sans que le mot «chômage» ne parvienne à nos oreilles. Même s’il est relativement faible dans notre pays1 value="1">Aux alentours de 3,5% en moyenne nationale, mais en ne tenant compte que des inscrits aux offices de placement et non de l’ensemble des sans-emplois (et à la recherche d’un)., le phénomène demeure un problème sur lequel nous avons toujours un regard compatissant. Après tout, nous sommes tous des chômeurs/euses potentiel-le-s.

Le discours de peur sur le chômage revient sur le devant de la scène à chaque votation. «Salaire minimum: un patron menace de licencier» nous avertissaient encore les manchettes du Matin du 17 mars. Certes, pour la droite, mieux vaut un mauvais salaire que pas d’emploi du tout. Mais pour la gauche? Quelle solution pouvons-nous apporter face à ce prétendu fléau? Créer plus de places de travail, sauvegarder celles existantes à tout prix, comme le demandent les milieux politiques et syndicaux?

Aujourd’hui, on se bat encore beaucoup pour les places de travail (en réalité pour un salaire: objectivement le «travail» n’est qu’une activité réalisée en échange d’argent nécessaire afin de subvenir à nos besoins). Pourtant, il est certain que le mythique «plein emploi» n’a aucune chance de faire sa réapparition. Il y aura toujours du chômage et, contrairement à ce qu’affirment les politiques, le réduire à zéro n’est pas une priorité.2 value="2">Johann Schneider-Ammann préconise d’ailleurs le «presque plein emploi» comme un remède face à la pauvreté (RTS, Journal du 19:30 du 25 février)… On appréciera le «presque» autant que la perspective d’une généralisation d’emplois mal payés face à ceux surpayés des managers à laquelle sa politique donne son consentement. Au contraire, sa fonction d’épouvantail est bien pratique pour les entreprises, tant elle permet d’éviter les revendications des employé-e-s à de meilleures rémunérations ou conditions de travail, par une peur psychologiquement intériorisée (on imagine bien que les employé-e-s de l’entreprise de cornichons prise en exemple par le Matin réfléchiront à deux fois avant de déposer un «oui» dans l’urne…).

Et si on travaillait moins?

Il y a pourtant un certain non-sens dans cette idée de s’accrocher à son poste à tout prix. Surtout à une époque où le mécontentement sur nos lieux de travail n’a jamais été aussi répandu! Une très large majorité d’entre nous n’aspire à rien de mieux que de travailler moins pour plus profiter de la vie, de sa famille, de temps de repos nécessaire et mérité, de loisir et d’enrichissement personnel en tout genre. Avoir du temps pour être, tout simplement.

Dans son Petit traité utopique, Jean-Pierre Gallou analysait très justement que «n’importe quelle personne sensée cherche à s’épargner du travail […] de façon à pouvoir jouir pleinement de la vie. La société civilisée fait exactement l’inverse; elle s’acharne à créer du travail, alors qu’elle dispose de toutes les ressources nécessaires pour bien vivre avec moins de travail qu’auparavant. Les emplois bidon, les stages interminables, les études inutiles et à rallonge, les travaux d’utilité douteuse, sont organisés par les gouvernements pour combattre ce prétendu fléau du chômage.»

Avec le rendement et la productivité en augmentation, les besoins en personnel pour la production diminuent de façon constante. Nous sommes plus qu’il n’y a besoin pour faire tourner la machine et ce n’est pas prêt de changer. Mais, plutôt que de diviser le temps dédié à la besogne, le parti pris a été de forcer la création de nouveaux boulots. Cela au travers de l’élargissement du secteur dit «tertiaire», celui des services et de la consommation, dont la gamme est devenue pléthorique et coupée de tout besoin réel ou même d’utilité autre que la génération de profit pour ses propriétaires.

Autre paradoxe: alors que des milliers de personnes sont à la recherche d’un emploi, autant d’entreprises se retrouvent en sous-effectifs et perdent en efficacité en raison de cela. Administrations surchargées, employé-e-s de petites entreprises obligé-e-s de multiplier les heures supplémentaires (pas toujours rémunérées), monde agricole, milieux associatifs: aucun ne cracherait sur une aide supplémentaire pour alléger leur tâche et leur permettre de la mener dans de bonnes conditions. Mais là encore, le lien du travail à l’impératif de rentabilité économique (souvent abstraite) met un frein à un développement logique et souhaitable de ce milieu. Le but n’est pas l’apport de la tâche ou le produit créé, le but est que ça rapporte. Donc aucune raison de remettre en question la production: son objectif, son empreinte écologique, à qui elle se destine, etc.

Ne pas sombrer dans «la lutte des places»

La seule solution viable et morale au chômage, ce n’est en réalité pas la création d’emplois, ni même leur maintien, mais bien leur diminution (par l’épuration du superflu et le retour à une production de biens durables) et leur répartition entre tous et toutes, avec une rémunération (pas forcément sous forme monétaire) qui libère et garantit une existence décente. Soit un retour à une maîtrise politique du secteur économique (plutôt que l’inverse) et sa démocratisation afin de le dévouer aux besoins réels, à une production de qualité. Avec tous les effets bénéfiques en termes d’écologie et de social qui en découleraient.

Il faudrait donc prendre la question du chômage non comme un problème à résoudre, mais comme une donnée sur laquelle s’adapter et reconfigurer la société.
Reste une question: comment aujourd’hui sortir de cet esclavagisme moderne qu’est devenu le travail salarié? L’affaire est difficile sans une remise en question plus profonde de la société. Mais voici quelques premiers pas envisageables pour, espérons-le, amorcer des réformes plus en profondeur:

• Ne pas tomber dans la hiérarchie sociale des jobs, mesurée par le salaire au mois. Il n’y a de prestige que dans le travail bien fait, dans la tâche effectuée et son résultat. Pas dans le nombre de zéros d’une fiche de salaire. La vie ne se limite pas à son travail, mais plus généralement dans l’activité personnelle (aujourd’hui peu valorisée quand elle n’est pas rémunérée, fait que les femmes connaissent bien).

• Ne pas chercher à faire carrière, mais une activité qui nous corresponde, qui ait une utilité réelle. Ne pas sombrer dans «la lutte des places» et l’individualisme ambitieux qui divise. Etre solidaire de ses collègues, partager ses connaissances. Soit, comme l’écrit Marianne Enckell, «renoncer à la lutte personnelle pour la lutte collective»3>M. Enckell, Le refus de parvenir, éd. Indigène., 2014..

• Renoncer au travail à 100% (ici les hommes sont les premiers concernés). Partager le temps de travail entre partenaires, entre proches, avec qui vous voulez. Tant que l’on demeure à l’intérieur de ce modèle de dépendance, sans autre moyen accessible pour subvenir à ses besoins, le temps partiel est une option afin de diminuer l’impact psychologique et étouffant de la machine-travail. C’est peut-être la seule marge de manœuvre (et encore…) officielle que nous laisse le système du salariat. Une mesure néanmoins imparfaite et qui ne remet pas concrètement en cause le fond du problème, qui est systémique.

• Résister. Privilégier la qualité de vie plutôt qu’un haut niveau de vie. Reconsidérer ses besoins et tenter de réduire sa dépendance face à l’industrie des services et de la consommation. Tout faire pour réduire sa dépendance du système salarial.

• Dénoncer les métiers dégradants, les productions inutiles ou de mauvaise qualité (surtout quand elle est volontaire, comme dans le cas de l’obsolescence programmée), les conditions de travail déplorables, les pressions tyranniques, les rythmes excessifs ou les économies faites sur le dos de la bonne marche de la tâche et/ou des travailleurs et des travailleuses.

• Revendiquer le travail bien fait, réfléchi et produit avec soin et payé à sa juste valeur. Un travail rythmé par son contexte propre et non par une question de profits ou d’objectifs de rentabilité à atteindre.

• Ne pas avoir peur du changement. Ne pas accepter le chantage d’une ou d’un «supérieur-e» qui vous met devant le choix entre se résigner et partir. Un tour au chômage n’est dans la majorité des cas (fluctuant en fonction de l’âge et de la formation) pas la fin du monde et peut être la possibilité d’un horizon plus encourageant qu’une situation qui se dégrade – et nous dégrade.

Bien sûr, l’objection principale sera: «travailler moins, je vais gagner moins». C’est vrai, mais pas dans la même ampleur. On pense à ce qu’on perd, mais on peine à imaginer ce qu’on gagne en échange. Le temps a aussi sa valeur. Moins de jours de travail, c’est potentiellement moins de déplacements, moins de repas à l’extérieur, peut-être moins de frais de garde ou de rendez-vous chez le médecin et/ou le psy. Il y a des effets directs non négligeables sur la santé, le stress et même un frein à la démotivation et à la lassitude face à sa profession.

L’objectif final n’est pas l’abolition du travail en tant que tel. L’être humain vit et se réalise par l’activité. Il y aura toujours des choses à faire, des choses à produire dont nous avons besoin et dont nous dépendons au jour le jour. Mais nous revendiquons bien la sortie d’un salariat toujours plus esclavagiste. Un changement radical qui permettrait de nous affranchir autant de la peur du chômage que des jobs idiots et inutiles créés dans le seul but de faire tourner la machine économique au profit indécent d’une riche minorité. Le changement véritable viendrait d’un retour à une activité encourageante, instructive et chargée de sens et accomplie volontairement – même si elle est pénible (répartie entre plusieurs, effectuée à un rythme humain, nous la supporterons volontiers, surtout si elle est paritaire), même sans perspectives d’évolution sociale ou autres contraintes pécuniaires. Seulement parce qu’on prend conscience de son sens et de l’utilité réelle à laquelle elle est directement dévouée – et dont nous dépendons.

L’objectif final, c’est un changement en profondeur de la société.

Notes[+]

* noms connus de la rédaction.

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