Contrechamp

Quand les vénales poussaient les bourgeoises à la politique

SOCIÉTÉ • En France, le débat sur la pénalisation des clients a le mérite de faire entendre les voix des prostituées. Car, au XXe siècle encore, les «filles publiques» restent marginalisées. Même si elles ont été des vectrices – indirectes – de l’émancipation féminine.

Le 4 décembre dernier, les députés français ont adopté une loi qui sanctionne les clients des prostituées d’une amende de 1500 euros. Cette pénalisation suscite de vives réactions. Et divise l’opinion. Certains réprouvent, d’autres approuvent cette décision. Féministes, socialistes, moralistes, philosophes, politiques et écrivains s’agitent autour de ce débat sur la prostitution. Le texte sera examiné au Sénat d’ici à la fin juin 2014.

«Cette sévérité est nécessaire pour mettre fin à la vieille hypocrisie bourgeoise qui condamnait les filles publiques», dit Sylviane Agacinski. La philosophe s’insurge contre un proxénétisme sans visage et dénonce le scandale d’un trafic qui exporte les filles en masse depuis l’Afrique, l’Europe de l’est ou l’Asie. Pour Elisabeth Badinter, qui voit poindre une subtile censure dont le but serait de contrôler les individus, il convient d’éviter le dolorisme systématique afin de ne pas renouer, en vertu d’autres aprioris, avec le discours de ces moralistes qui assuraient naguère que la réglementation contrôlait la prostitution: «sous prétexte de lutter contre les réseaux, c’est la prostitution qu’on veut anéantir, l’Etat n’a pas à légiférer sur l’activité sexuelle des individus, à dire ce qui est bien ou mal.» Quant à la ministre des Droits des femmes Najat Vallaud-Belkacem, elle veut «abolir la traite des prostituées après l’abolition de la traite des esclaves.» Enfin, les «343 salauds» contrariés font eux aussi leurs plaidoyers dans un manifeste où la prostitution est considérée comme un nécessaire exutoire, «une soupape de sécurité» pour la société menacée par des individus déjà frustrés.

Dans ce bouillon d’opinions, on risque d’oublier l’essentiel: il ne saurait être de véritable débat autour de la sexualité vénale qui ne prenne en compte la parole des travailleuses du sexe elles-mêmes. L’évolution des mentalités a en effet fait reculer l’incontestable marginalité de la prostituée. Il convient de le souligner.

«Finalement, la seule chose que ce débat nous apporte, c’est que nous avons droit à la parole et pouvons enfin nous faire entendre», dit Angelina1 value="1">Qui ajoute aussitôt: «Le marché du sexe est une réalité sociale et le supprimer par des lois ou des règlements ne ferait que renforcer la clandestinité, la marginalité. Les mesures répressives et punitives ne fonctionnent pas.», travailleuse de sexe à Genève et présidente du Syndicat des travailleuses et des travailleurs du sexe (STTS).

Autrefois, à l’inverse, pas de manifestation publique, à peine quelques pétitions dictées le plus souvent par les abolitionnistes. Pas de syndicalisation non plus. Seule forme d’expression: des révoltes collectives, des troubles éclatés dans les hôpitaux où les filles étaient séquestrées.

Elles sont jolies, impétueuses, mignonnes et intelligentes. Elles soignent leur embonpoint, veillent à la blancheur de leur teint, dessinent des veinules bleues pour souligner la transparence de leur peau. Elles ont en moyenne entre 20 et 25 ans. Elles ont perdu leur virginité vers l’âge de 16 ans avec un homme de leur milieu. Elles se nomment Marie en Tête, Marie Coups de Sabre, Pépé la Panthère, Bijou, Octavie, Divine, Elisa, Aglaé, Titine, Gina, Rosa, Nana. On les appelle filles de nuit, filles d’amour, pierreuses, soupeuses, cocottes, lorettes, grisettes, horizontales, aquatiques, demi-castors et filles de joie.

Filles de joie, car elles procurent de la joie au mari frustré qui, après avoir initié une épouse assignée à la seule maternité, lui prodigue un plaisir maîtrisé, mesuré – la jouissance excessive de la mère serait en effet scandaleuse – aux étudiants, aux artistes, aux militaires. Et à tous ceux qui, gênés dans leurs entreprises de séduction par la réserve des femmes, viennent trouver des filles abandonnées à leurs fantaisies débridées.

Elles sont issues en grosse majorité de familles d’ouvriers et d’artisans. C’est donc par misère qu’elles franchissent souvent le pas: «Les filles sont obligées de recourir à la prostitution pour ne pas mourir de faim» dit le Dr Parent-Duchâtelet, médecin et hygiéniste du XIXe siècle. Mais cette observation semble relever de la normalité, de la fatalité. Le sort de la fille publique n’émeut guère: c’est ainsi. Pire, la litanie de la haine et du dégoût entretenue pour elle au nom de la science et de la morale s’égrènera durant tout le XIXe siècle de façon obsessionnelle.

La prostitution engendre des commentaires passionnés des différents acteurs de la scène sociale. Ces hommes au cœur d’acier et à la vertu outragée par tant de «vice» étalé vont charger la prostituée de nouveaux fardeaux. Celle qui incarne le «vice» devient, pour la plupart des neurologues, le modèle de la femme malade de son sexe. Le Dr P. Briquet en fait le prototype de l’hystérique. L’école d’anthropologie dominée par Lombroso définit l’amour vénal comme la forme spécifique de la criminalité.

Mais il y a plus grave encore. En ces temps où, loin de s’atténuer, les anxiétés suscitées par les microbes et l’insalubrité ne cessent d’augmenter, les découvertes pasteuriennes apportent la certitude de la contagion des maladies vénériennes. Et la menace biologique incarnée par la femme vénale se fait précise. La prostituée apparaît dès lors comme une criminelle qui incarne l’ordure morale et sociale.

«La prostitution, ce n’est qu’une affaire de voirie», dira Gambetta à l’aube de la IIIe République. L’idée de la contrôler est sans cesse caressée par les médecins et hygiénistes qui nourrissent l’utopie d’une ville saine et paisible. A dire vrai, la prostituée obsède toute la société. Cette obsession aboutit au cours des années 1860 à une série de réglementations dans presque tous les pays d’Europe. L’opposition des féministes américaines empêche l’introduction de ce système aux Etats-Unis. Sauf à Saint-Louis, où elle fut introduite en 1874, et très vite abrogée.

La réglementation exige des prostituées qu’elles se fassent inscrire auprès d’une police des mœurs et qu’elles se soumettent à une visite médicale. Certains systèmes exigent, en outre, qu’elles restent enfermées dans les maisons de tolérance, «égouts séminaux» prévus par les médecins pour satisfaire «le besoin physiologique» de l’homme. En marge du code pénal, cette surveillance médicale et policière supprime la liberté de la femme et soustrait la prostituée au droit commun. La prison et l’infirmerie-prison deviennent des horizons habituels de l’itinéraire qui rythme la vie des filles «soumises». Et le bordel, des enclaves où elles sont encadrées, contrôlées, maîtrisées, asservies et exploitées.

Il n’y a pas de violence à l’intérieur des maisons où les filles adoptent sans trop rechigner leur vie de pensionnaires. En revanche, quelques révoltes éclatent dans les hôpitaux où elles sont séquestrées. L’examen sanitaire, le «viol instrumental» leur inflige une souffrance aussi bien mentale que physique. Cette souffrance est ignorée par tous ceux qui l’observaient. L’obsession de la vénalité sexuelle socialement maîtrisée, est ainsi apaisée.

Utopie que tout cela, bien évidemment. La réglementation sera controversée et combattue par les protestants abolitionnistes, sous la direction charismatique de la féministe anglaise Josephine Butler. Elle sera assistée dans sa lutte européenne par les féministes protestantes suisses Emilie de Morsier et Emma Pieczynska. Par ailleurs, l’inefficacité de cette politique tatillonne de l’enfermement du «vice» et cet esprit d’inquisition policière se fera sentir par l’augmentation des prostituées clandestines.

Les historiens situent l’âge d’or des maisons closes vers 1830 et leur déclin définitif vers 1930. Au tournant du XXe siècle, les messieurs n’ont déjà plus envie d’aller «consommer» des dames dans de jolies chambres. L’heure est venue de l’adultère vénal. La maison de tolérance cède la place à la maison de rendez-vous dans laquelle la femme vient chapeautée, corsetée et parfumée, se livrer, de cinq à sept, aux convoitises de la clientèle. Ou à l’heure du déjeuner pour une sieste «canaille».

Dans ce contexte, de nouvelles catégories de filles publiques apparaissent et font concurrence aux filles «soumises»: serveuses, vendeuses de grands magasins, filles de boutiques et domestiques. Les ouvrières qui descendent dans la rue pour faire leur «cinquième quart de la journée» paraissent moins nombreuses qu’au temps où Villermé dénonçait leur comportement.

L’ouvrier n’est plus séduit par la pierreuse misérable du bordel, ivre d’absinthe, qui allonge mécaniquement son corps pour feindre l’amour. Il est tenté par la petite serveuse du cabaret qui lui donne l’illusion de la séduction. Le petit-bourgeois préfère les faveurs d’une cantatrice. Le bourgeois entretient une courtisane et flambe la fortune qu’il a amassée avec la flamboyante Nana ou la magnifique Dame aux Camélias qui vient se livrer corps et âme dans son boudoir. De l’épouse, il est spontanément porté à se garder. Mais des créatures aux corps plein d’appels irritants, aller donc lui dire de se préserver. Elles le fascinent. Il les adore. Et peut en user à son gré!

«Elles entrent dans le monde» s’écriait avec terreur le Dr Parent-Duchâtelet. Vision consolante, mais hélas contestée par les historiens. Gardons-nous cependant de renouer avec le vieux discours sur la déchéance des filles vieillies. Et retenons surtout que ces filles ont participé à l’émancipation féminine. Comment? Grâce à elles, la campagne pour l’abolition fait entrer pour la première fois les femmes de la bourgeoisie dans l’arène politique. Jusqu’ici, rien n’était venu atténuer ou contourner leur invalidité sociale. Les voici qui peuvent affronter les pouvoirs masculins – la police, les militaires, le parlement. Mieux encore. Elles peuvent enfin parler de la sexualité.

Certes, lorsqu’elles plaident pour un modèle unique de sexualité, c’est pour prêcher la chasteté. Mais peu importe. En attendant que leur soit concédé un discours autre que moral, ces femmes jusqu’ici interdites de parole peuvent enfin s’exprimer en public. Et ceci grâce à ces «autres» femmes. Ces femmes qu’on dit «dégradées», «déchues». Des femmes au corps abdiqués mais à l’âme vagabonde. Insaisissables passagères d’un voyage sans frontières.

Qu’en ont-ils dit?

• Les prostituées sont aussi inévitables dans une grande agglomération d’hommes que les égouts, les voiries, les dépôts d’immondices. (Dr  Parent-Duchâtelet)
• La prostituée est indispensable à la cité comme la poubelle à la famille. (Dr Saint-Paul)
• Prolétaires, bourgeoises et prostituées sont toutes sœurs en l’humanité. (Les féministes saint-simoniennes)
• La prostitution est la plus hideuse des plaies que produit l’inégale répartition des biens de ce monde. Et on peut affirmer que, jusqu’à ce que l’émancipation de la femme ait eu lieu, la prostitution ira toujours croissant. (Flora Tristan)
• On dit que l’esclavage a disparu de la civilisation. C’est une erreur. Il existe toujours, mais il ne pèse que sur la femme. (Victor Hugo)
• Le sacrifice de la dignité humaine à l’égoïsme, à la cupidité, à l’orgueil, au plaisir, à toutes les séductions inférieures. (Proudhon)
• Les prostituées sont les soldats de cette sombre armée du vice. (Victor Margueritte)
• La prostitution, ce n’est qu’une affaire de voirie. (Gambetta)
• Les prostituées se trouvent dans l’obligation de vendre leur corps aux passants, pour pouvoir vivre. (Engels)
• La prostitution ne dégrade, parmi les femmes, que les malheureuses qui y tombent. Par contre, elle avilit le caractère du monde masculin tout entier. (Engels)
• La prostitution consiste dans le double fait de la femme qui se livre à tout venant et de l’homme qui la paie pour l’avoir. Il convient d’insister sur le double fait de l’homme et de la femme. Nous sommes en présence d’un fait qui suppose deux agents. Pas de prostitution possible pour la femme sans la participation de l’homme. Négliger le fait de l’homme pour ne s’en prendre qu’à la femme témoigne d’un singulier état de barbarie. (Louis Bridel, juriste suisse)
• Tous les codes condamnent la prostitution tandis que les hommes dans la plupart des cas échappent à toute responsabilité. (Margareth Faas)
Et, pour conclure, la définition du Dictionnaire de l’Académie publié en 1855, formule reprise plus tard par le Littré: «Abonnement à l’impudicité».

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