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Energie extrême

CLIMAT • Le recours à des sources «non conventionnelles» d’énergies fossiles (gaz de schiste, forages pétroliers offshore en grande profondeur…) est coûteux, vorace en énergie et, surtout, catastrophique du point de vue du réchauffement climatique.

Si nous prenons au sérieux les risques d’un réchauffement climatique dangereux, nous savons que nous devons rapidement faire décroître les émissions totales de gaz à effet de serre, ce qui signifie faire réduire la dépendance des économies industrialisées aux énergies fossiles (pétrole, gaz, charbon, etc.). Certains signes d’une telle «transition énergétique» se font timidement sentir dans le monde mais les contre-tendances sont au moins aussi fortes, voire plus.

L’une d’entre elles, particulièrement inquiétante, est l’explosion depuis une dizaine d’années de ce que le politologue Michael Klare a appelé l’«énergie extrême», c’est-à-dire l’utilisation massive de sources «non conventionnelles» d’énergies fossiles, telles que les gaz de schiste, les forages pétroliers offshore en grande profondeur et les sables bitumineux. Les réserves de pétrole contenues dans les seuls sables bitumineux de l’Alberta, au Canada, dépassent l’ensemble des réserves prouvées conventionnelles dans le monde, bien que, avec les méthodes de production actuelles, seules 10% de ces réserves canadiennes peuvent être exploitées.

Cette «énergie extrême» se caractérise par trois éléments fondamentaux qui la distinguent des sources «conventionnelles» d’énergie fossile. Premièrement, elle est beaucoup plus coûteuse à extraire, à transformer et à transporter. Tant que le prix du baril de pétrole se situait autour de 20-30 dollars, l’utilisation de cette énergie n’était absolument pas rentable. Toutefois depuis 2001, les prix du pétrole ont explosé, le baril de pétrole se situant aujourd’hui à 100 dollars environ, ce qui a grandement incité ce développement de l’énergie extrême.

Deuxièmement, ces opérations nécessitent beaucoup plus d’énergie, réduisant d’autant le ratio énergie nécessaire/énergie obtenue (EROEI). Alors que la production de pétrole conventionnel utilise les qualités physiques (relative fluidité) de la matière qui peut être extraite à partir de simples forages, la production de pétrole à partir de sables bitumineux suppose des opérations extrêmement lourdes telles que la suppression du couvert forestier, l’enlèvement du sol, l’extraction des sables bitumineux eux-mêmes, la séparation entre le sable et le bitume, un premier raffinage sur place, etc.

Troisièmement, ces opérations ont des impacts environnementaux locaux souvent plus importants que les sources conventionnelles d’énergie fossile (qui sont elles-mêmes déjà nocives): destruction de forêts et de terres agricoles, pollution des nappes phréatiques et des sols, contamination des populations locales
et des travailleuses-eurs de l’industrie minière, etc.

L’intensification de la quête d’énergie extrême est donc déjà en soi une mauvaise nouvelle, même si elle permet à quelques pays (à commencer par les Etats-Unis) d’accroître la sécurité de leur approvisionnement énergétique. Mais elle est catastrophique si on la considère du point de vue du réchauffement climatique. Même l’Agence internationale pour l’énergie (le lobby des pays importateurs de pétrole) prévenait en 2012 que pas plus du tiers des réserves prouvées de pétrole ne devrait être utilisé avant 2050, si l’on veut éviter un réchauffement climatique de plus de 2°C.

En accroissant l’offre d’énergies fossiles, la poursuite de l’énergie extrême nous éloigne rapidement de la réduction de la consommation d’énergie et du développement des énergies renouvelables qui seraient pourtant nécessaires afin de sauvegarder à long terme les conditions de vie sur la planète. Des alternatives existent pourtant qui permettraient d’accroître l’approvisionnement énergétique de la plupart des êtres humains (qui en sont privés aujourd’hui), de réduire la dépendance aux énergies fossiles et d’améliorer les conditions de travail dans le secteur. Pour cela néanmoins, il faudrait aller frontalement contre les intérêts des entreprises du secteur des énergies fossiles, et des Etats auxquels, pour l’essentiel, elles appartiennent.
 

* Article à paraître dans Pages de gauche n° 130, février 2014, www.pagesdegauche.ch

Opinions Agora Romain Felli

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