Contrechamp

Un voyage révélateur en Palestine

SUISSE-ISRAËL • «Le Département fédéral des Affaires étrangères se range-t-il désormais totalement du côté de la machine de guerre high-tech israélienne?» De retour de Cisjordanie, Carlo Baumgartner a interpellé Didier Burkhalter en décembre dernier sur la coopération militaro-économique de la Suisse avec Israël.

Monsieur le Conseiller fédéral,

A Naplouse, à la sortie d’une mosquée, un vénérable vieillard nous interpelle: «On m’a dit que vous veniez de Suisse. Je me permets de solliciter votre aide. Le gouvernement suisse fournit des armes très sophistiquées et des munitions à Israël. D’autre part, il est un bon client de ce pays et lui achète entre autres des drones. Ainsi, il participe activement au développement de la force de frappe de l’armée israélienne. S’il vous plaît: interpellez votre Gouvernement, car cet armement est destinées à nous (Palestiniens) asphyxier, à nous anéantir (il fit le geste d’un égorgé), à nous chasser de nos terres. Dites à votre gouvernement qu’il ne doit pas, sous couvert de neutralité, participer activement à la destruction du peuple palestinien.»

Durant notre voyage en Palestine en novembre 2013, nous avons pu constater l’impact horrible des méfaits de l’occupant israélien.

L’exemple d’un paysan de la Vallée du Jourdain qui a droit deux fois par mois à de l’eau pompée de la nappe phréatique palestinienne. Cette eau appartient juridiquement aux Palestiniens. Mais Israël s’en est accaparé d’une manière contraire au droit international, et l’utilise exclusivement selon son bon vouloir. A travers une société israélienne ad hoc, cette eau palestinienne est revendue aux Palestiniens, mais à un prix plus élevé que ce que paie un colon israélien.
En Cisjordanie, les colons israéliens qui y vivent illégalement ont droit à 80% de l’eau palestinienne.

Le 20% restant est «accordé» aux Palestiniens. Evidemment, les deux livraisons d’eau fournies par mois à notre paysan ne suffisent ni à ses besoins personnels, ni à ceux de son agriculture. Il lui faut donc acheter de l’eau supplémentaire à la compagnie israélienne.

On peut constater une grande perversité dans l’attitude d’Israël. S’il est légal d’acheter de l’eau à la compagnie israélienne, ni celle-ci ni le Palestinien n’ont le droit de la transporter au domicile de l’acheteur! Que faire alors? Le paysan est pris à la gorge: pour cultiver sa terre, il a besoin d’eau. Donc, il va «légalement» l’acheter à la compagnie israélienne, puis la transporter «illégalement» dans son domaine.

Lorsque l’envie la prend, l’armée israélienne «s’amuse» (ce qui est manifestement prévu) au détriment du paysan, en l’arrêtant lors du transport de cette eau. En moyenne une fois sur dix. L’arrestation se déroule ainsi:

• L’armée arrête le paysan et fait venir une dépanneuse pour transporter le tracteur (qui est bien sûr en état de fonctionner), son char et le récipient d’eau sur un dépôt «israélien».
• Elle lui confisque l’eau achetée, sans dédommagement.
• C’est le paysan qui doit payer les frais pour la dépanneuse.
• Elle confisque en plus le tracteur, le char et le récipient pendant six semaines et fait payer un droit de dépôt important. Peut-on imaginer les conséquences pour le paysan, privé de son tracteur et d’eau pendant six semaines?

Une telle attitude du gouvernement israélien a des conséquences désastreuses, mais voulues. Il veut se débarrasser des Palestiniens et les déposséder de leur terre pour agrandir le territoire d’Israël. En 1967, 320 000 Palestiniens vivaient dans la Vallée du Jourdain. Aujourd’hui, ils sont moins de 80 000. Les colonies israéliennes, elles, ne cessent de s’agrandir. Il s’agit là d’une épuration ethnique caractérisée!

Une deuxième situation observée sur une colline en Cisjordanie, à la frontière d’Israël, sur laquelle environ une douzaine de tas de pierres représentent les restes de maisons détruites par l’armée israélienne. L’armée avait informé les propriétaires que leurs maisons allaient être détruites pour des «raisons stratégiques», sans préciser le sens de cette expression, ni le moment de la destruction. Un beau jour, elle a imposé un couvre-feu dans le village adjacent en y déployant des centaines de soldats. Puis elle a complètement démoli les maisons.

Un propriétaire d’une de ces maisons veut rentrer chez lui pendant les opérations, sans avoir eu préalablement connaissance des intentions des Israéliens. En voulant s’approcher de sa maison en train d’être détruite, il est abattu, et l’armée le laissera perdre son sang et mourir, sans lui porter
secours.

Israël, par de tels procédés, veut démontrer son pouvoir, son arrogance et sa cruauté, dans le but d’inciter d’autres Palestiniens à abandonner leurs terres, puisqu’une «terre abandonnée» est alors confisquée automatiquement par Israël.

Notre paysan nous montre son domaine tout proche. En 1967, sa famille y cultivait 3,2 hectares de terre. Aujourd’hui il lui en reste 1,3 hectare, Israël s’étant accaparé du 1,9 hectare restant, en érigeant le mur traversant sa propriété.

Son domaine actuel est entouré sur trois côtés, d’une part, par le mur de séparation, et par deux murs l’isolant d’un complexe industriel regroupant 11 unités de fabrication chimique hautement toxique: engrais etc. Ce complexe était, à l’origine, situé en Israël, mais sous la pression des habitants israéliens, qui dénonçaient le danger lié à cette industrie, il a été transféré sur son emplacement actuel. Sous l’effet des vents de la mer prédominant, les nuages toxiques sont désormais portés en direction des villages palestiniens.

Durant notre voyage, nous nous sommes demandé à quoi pouvait bien servir ce mur d’une longueur d’environ 850 km. Contrairement à ce que l’on croit, ce mur ne protège point Israël d’attaques palestiniennes. La preuve: 600 Palestiniens traversent ce mur quotidiennement, illégalement, soit pour aller travailler, soit pour se faire soigner à l’hôpital, soit pour visiter des membres de leur famille, séparés par le mur. Ils escaladent ce mur ou creusent des tunnels par-dessous. (Beaucoup d’autres Palestiniens traversent les check-points, mais avec une autorisation israélienne.)

Le tracé du mur préfigure les futures frontières conçues par Israël. Le mur étant en grande partie constitué de plaques en béton mobiles, il pourra donc être déplacé en fonction des «besoins stratégiques» israéliens, dans le but d’agrandir le territoire sioniste, de satisfaire des intentions d’expansion clairement proclamées. Les autorités israéliennes ont déjà exproprié plus d’un tiers de la partie est de Jérusalem, aussitôt confisqué et déclaré «territoire de l’Etat». En raison du mur de séparation, le tracé annexe de facto près de 10% du territoire de Cisjordanie et maintient 60% de sa superficie sous le contrôle total d’Israël, en zone C, alors que ce territoire appartient aux Palestiniens.

Le gouvernement israélien «négocie» sous la pression internationale, mais, dans les faits, il «négocie» pour gagner du temps, pour pouvoir réaliser son expansion territoriale. Israël a déjà œuvré avec succès pour rendre la solution de deux Etats impraticable, en créant une situation d’apartheid, la Cisjordanie n’étant en réalité plus qu’un archipel de petits ilots.

D’autre part, le Gouvernement israélien exclut de créer un «état démocratique, indépendant, d’un seul tenant et viable» (définition de l’Union européenne) rendant possible – comme dans un Etat moderne – une coexistence multiethnique, englobant aussi toutes les religions dont le berceau se trouve précisément au Moyen-Orient. Un Etat qui ne serait donc pas exclusivement juif!

Pour revenir au questionnement du vieillard: Le Conseil fédéral peut-il s’accommoder de telles pratiques et collaborer militairement et économiquement avec Israël? Peut-il s’accommoder de l’impunité totale dont jouit Israël, alors que celui-ci ne respecte ni le droit international, ni les droits et les devoirs de l’occupant, pourtant stipulés par les conventions internationales ou celles de Genève dont la Suisse est garant?

En 2002, votre Département tentait de trouver une solution équitable au problème israélo-palestinien, en lançant «L’initiative de Genève». Votre Département a-t-il entretemps choisi de renoncer à sa vocation pacifique, à l’esprit de Genève? Se range-t-il désormais totalement du côté de la machine de guerre high-tech israélienne, de l’occupant israélien?

Selon le rapport Goldstone, rédigé à la demande du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, Israël a été formellement accusé de «crimes de guerre et de crimes contre l’humanité». Israël qui a refusé de collaborer avec la Commission Goldstone, a tenté de réfuter après coup ces accusations, entre autres, en mettant le juge Goldstone, juif de religion, sous d’énormes pressions. Celui-ci s’est très partiellement rétracté. Par contre, les trois autres membres de ladite Commission ont résisté et ont confirmé les accusations contenues dans le rapport. Comment votre Département peut-il se taire face à ces crimes? En tolérant de tels crimes, ne devient-il pas coresponsable de la souffrance du peuple palestinien?

Actuellement, Israël, après l’accord concernant l’Iran, est plus isolé que jamais. Les critiques au sein d’Israël même se font vives. Exemple: le quotidien israélien Haaretz écrivait le 6 décembre 2013 que Yuval Diskin, ancien chef du Shin Bet, avait raison d’affirmer que le conflit avec les Palestiniens était plus dangereux pour Israël qu’un Iran nucléaire et qu’il fallait maintenant un accord.

Lors des cérémonies célébrées en l’honneur du dixième anniversaire de «l’Initiative de Genève», Diskin affirmait encore (cité par Haaretz le même jour): «Je veux une patrie qui ne présuppose pas l’occupation d’un autre peuple pour pouvoir survivre.»

Je rêve d’un Gouvernement suisse qui profiterait de cette toute nouvelle situation pour lancer une «Initiative 2 de Genève» et qu’il se souvienne de la vocation humanitaire de la Suisse.

Veuillez agréer, Monsieur le Conseiller fédéral, l’expression de mes sentiments sincères.

* Ex-conseiller municipal de Meyrin/GE (solidaritéS). Ce texte est l’adaptation par son auteur d’une lettre ouverte adressée le 6 décembre 2013 à Didier Burkhalter, chef du Département fédéral des Affaires étrangères et actuel président de la Confédération.

Opinions Contrechamp Carlo Baumgartner

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