Contrechamp

Déni de responsabilité

HISTOIRE SUISSE • En février 2014, les Suisses devront se prononcer sur l’initiative UDC «contre l’immigration massive». Dans cette perspective, Karl Grünberg ausculte la politique des étrangers appliquée depuis cent ans et en appréhende les impacts actuels tant au plan institutionnel que sur les mentalités.

Il y a nonante-cinq ans, le 9 novembre 1918, la Révolution allemande a mis fin à la Première Guerre mondiale et aboli le Reich de Guillaume II. «Coup de poignard dans le dos, coup des Juifs» crachent les adversaires de la révolution. Ils forment des bandes de tueurs, des corps francs. Le parti nazi ensuite. Le 9 novembre 1938, ce dernier déchaîne contre les Juifs la nuit des pogroms, sa «Nuit de Cristal». Aujourd’hui, beaucoup pleurent leur «malheureuse identité»1 value="1">Alain Finkielkraut, L’Identité malheureuse, Stock, Paris, 2013., ou chantent la force des racines. Le terreau les nourrirait. La race est le fruit de la racine, les «étrangers» des «déracinés», etc. Lorsque l’image d’un paysage se confond avec le paysage, une vision du monde s’est imposée. Comment démasquer la supercherie? Un avis suppose un point de vue. Un paysage voilé, une vision diminuée troublent la vision. Un cerveau qui ne veut ou ne peut comprendre l’image, aussi. L’aveuglement occulte le sens critique.

Le 30 juillet 2013, Le Matin2 value="2">«Un Suisse célébré par Hollywood», Laszlo Molnar, Le Matin, 30 juillet 2013. a consacré un article à Carl Lutz. Ce diplomate suisse a pris sur lui de sauver 62 000 Juifs de la déportation à Auschwitz en 1944, à Budapest écrasée sous la botte nazie. Le Matin rappelle – le fait est peu connu – que Carl Lutz fut consul suisse à Tel-Aviv de 1935 à 1942. L’article précise que «Lutz avait dénoncé déjà pendant la guerre, le ‘J’ tamponné dans le passeport des Juifs allemands, en accord avec la Suisse, afin d’empêcher ces citoyens de franchir la frontière helvétique» mais ne relève pas que, chargé des intérêts allemands, Lutz était aux premières loges pour comprendre l’antisémitisme hitlérien.

Par ailleurs, l’article déforme ses propos: Carl Lutz n’a pas dénoncé que ce fameux ‘J’ avait été tamponné en accord avec la Suisse. Non, ce qu’il dénonçait était qu’il l’ait été à la demande de la Suisse! Le 12 mai 1939, il fustige «les efforts de la police des étrangers pour convaincre les autorités allemandes de munir tous les passeports juifs d’une lettre ‘J’ rouge, [qui ont] provoqué ici un fort mécontentement, les milieux juifs les ont perçus comme stigmatisants et donc comme une insulte. Une partie de la presse voulait d’emblée ranger la libre Suisse dans les rangs des Etats antisémites»33 value="3">La documentation diplomatique suisse reproduit ce courrier de Carl Lutz classé aux Archives fédérales sous la cote: «E 2001 (D) 2/114 Le Chancelier du Consulat de Suisse à Tel-Aviv, C. Lutz, au Directeur de l’Office suisse d’expansion commerciale, A Masnata. Tel-Aviv, le 12 mai 1939.» Die Schritte der Fremdenpolizei, die deutschen Behörden zu veranlassen, sämtliche jüdischen Pässe mit dem roten Buchstaben «J» zu versehen, hat hier starkes Befremden hervorgerufen, indem dies in jüdischen Kreisen als Brandmarkung und daher als Beleidigung empfunden wird. Ein Teil der Presse wollte die freie Schweiz bereits im Lager des antisemitischen Staaten wissen traduit par nos soins..

Enfin, c’est avant la guerre, un peu plus de six mois après l’échange de notes entre les gouvernements suisse et allemand concernant l’accord sur le tampon, – et non pendant, comme relayé dans l’article – que Carl Lutz a rapporté l’indignation des milieux juifs de Tel Aviv. Cette série d’approximations dans un article consacré à la mémoire de ce Juste est-elle explicable?

Le professeur Georg Kreis, président de la Commission fédérale contre le racisme a publié voilà treize ans une étude magistrale et inédite en français consacrée au Retour du Tampon J4 value="4">Georg Kreis, Die Rückkehr des J Stempels, zur Geschichte einer schwierigen Vergangenheitsbewältigung, 2000 Chronos Verlag Zürich. («Le Retour du Tampon J, Contribution à l’histoire d’une difficile confrontation au passé»). qui dévoile soixante-deux ans d’efforts, de dissimulation, de déni. Qui témoigne de la volonté de reconnaître la vérité des faits comme des obstacles qui lui sont opposés. Vif au cours des années 1990 le débat s’est ensablé. Les archives ont établi l’indiscutable responsabilité des autorités suisses, tandis que les médias ont largement diffusé les opinions de politiciens protecteurs des institutions suisses.

Au déni de la responsabilité suisse dans la négociation avec les nazis sur le tampon ‘J’ s’ajoute un autre méfait: ces tampons ‘J’ que des autorités suisses apposaient en Suisse dès 1936 sur des documents suisses de Juifs étrangers. Pourquoi n’en sait-on toujours rien?

A Genève, le 5 novembre 2013, l’ancien juge espagnol Baltazar Garzon condamnait l’Espagne pour n’avoir absolument rien fait pour les victimes de la dictature. «Si un Etat ne fait pas un travail de mémoire, l’histoire finit par se répéter, l’Espagne paie d’ailleurs aujourd’hui le fait de ne pas avoir voulu nettoyer son passé. On a aujourd’hui encore des institutions, politiques, judiciaires, qui prennent des décisions dans le seul but de s’en protéger»5 value="5">«L’Espagne doit enquêter sur les crimes du passé», Tribune de Genève, 5 novembre 2013..

Cette remarque s’appliquerait-elle à la Suisse, dont le peuple a tellement moins subi la violence de sa propre armée? Durant les premières décennies du XXe siècle, toutes les formes du racisme, colonial, antisémite, anti-gitan charpentaient le droit des étrangers. Pouvons-nous ignorer qu’il fut prorogé en 1948 sans débat public? Pouvons-nous ignorer le poids sur les consciences et sur les institutions de ce choix maintenu désormais depuis soixante-cinq ans?

Le droit des étrangers habite les institutions dès sa mise en œuvre en 1917. Ce fil conducteur parcourt un siècle d’histoire: «l’étranger menace notre identité nationale»6 value="6">La menace de la surpopulation étrangère, de l’Überfremdung dans la littérature officielle pensée et rédigée en allemand.. Contre ce loup, l’Etat doit réunir ses brebis qu’affolerait le sentiment d’insécurité. Le Tzigane, le judéo-bolchevik comptent parmi les premières cibles des fantasmes racistes qu’alimentent les autorités. Leur succèdent tout au long du XXe siècle et au début du XXIe siècle, les Juifs, les Italiens, les réfugiés, les Noirs, les musulmans, les Roms, «les ressortissants des pays qui n’ont pas les idées européennes (au sens large)»7 value="7">Rapport du Conseil fédéral sur la politique à l’égard des étrangers et des réfugiés, 15 mai 1991, www.amtsdruckschriften.bar.admin.ch/viewOrigDoc.do?id=10106637.

Un fil conducteur? De lourdes chaînes! A la différence des pays européens qui ont connu les guerres, imposé leurs empires coloniaux ou subi dictatures fascistes et nationalismes racistes, la Suisse, son peuple n’a pas connu ces fléaux. Et ne les a donc pas combattus. Aujourd’hui, le nationalisme, le racisme empoisonnent à nouveau la conscience de centaines de millions d’Européens. Chez nos voisins, toutefois, le souvenir de crimes combattus peut encore s’opposer à leur expansion au sein de l’opinion.

Les citoyens suisses ont approuvé en 2009 l’interdiction de construire des minarets au nom de la lutte contre l’islam. Ils vont devoir voter, le 9 février 2014, contre «l’immigration de masse». Avec la mise en cause des droits au séjour durable, au regroupement familial et aux prestations sociales, l’UDC poursuit son action pour le retour du statut du saisonnier, moderne asservissement imposé dès 1948 à des millions de «travailleurs étrangers», de Gastarbeiter, dont les mémoires blessées se rappellent encore la cruauté.

Lorsque le soleil brille, les mouvements de l’obstacle qui voilent sa lumière sont évidemment perceptibles. Mais la nuit le cache, il progresse dans l’ignorance, il est difficile d’en faire connaître l’existence. C’est bien là que le besoin de la dévoiler est le plus aigu. Tout au long des trente dernières années, le mépris constamment renouvelé des réfugiés a cultivé un phénomène que n’identifie toujours pas une vie politique trop mal informée. I
* ACOR SOS Racisme.

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