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LA TERRE AMPUTÉE PAR LE MUR

CISJORDANIE •Dans un quartier de Tulkarem, ville arabe située au bord de la ligne verte, la ferme de Fayez Taneeb a été coupée en deux par le mur israélien, et une usine chimique s’est implantée juste à côté.  Le fermier résiste en visant l’indépendance énergétique vis-à-vis d’Israël. Témoignage.
Fayez Taneeb CTD

Le mur construit en 2002 par Israël a amputé des agriculteurs palestiniens d’une partie de leurs cultures et de l’accès aux ressources. La Banque mondiale a publié un rapport cet automne indiquant que l’économie de la Cisjordanie enregistre une perte de 3,4 milliards de dollars à cause de ces restrictions israéliennes. Pour s’en affranchir, Fayez Taneeb, fermier d’Irtah, un quartier de Tulkarem, a adopté de nouvelles façons de travailler sa terre.

«Du jour au lendemain, cette terre n’était plus à nous»
L’orange est verte. Fayez la cueille, l’épluche avec les doigts, mange les quarts en se régalant. Dans son verger, il passe à côté de ses avocats, en caresse un avec la joue. On sent une colère contenue chez Fayez. L’homme est repérable avec sa moustache, sa chemise rayée, soignée, et sa casquette. Il se tient toujours droit et a le charisme du militant communiste écorché vif. Il a toujours rêvé d’étudier en Union soviétique. A l’époque, le Parti communiste palestinien proposait des voyages là-bas. Mais l’occupation israélienne a mis un terme à ce projet. «Il faut retenir le 6 avril 2002, insiste-t-il. C’était au moment où la Moukata [siège de l’Autorité palestinienne, ndlr.], à Ramallah, était encerclée par les Israéliens. J’ai entendu du bruit ici, dans le village de Far’un, situé juste à côté [d’Irtah]. L’armée d’Israël était là pour nous dire que, du jour au lendemain, cette terre n’était plus à nous. Les habitants de Far’un n’ont pas pu sortir du village pendant quinze jours et on ne savait pas pourquoi.»

En réalité, c’était pour construire le début du mur de séparation, qui fait fi de la ligne verte fixée en 1949, et d’un immense checkpoint. Ce dernier trie les marchandises palestiniennes autorisées à passer ou pas en Israël et à entrer ou pas en Cisjordanie. C’est aussi la porte d’entrée des travailleurs palestiniens qui veulent se rendre de l’autre côté. Un camp de soldats israéliens complète le dispositif. Chaque jour, le réveil des Palestiniens est perturbé par une voix vociférant des ordres israéliens à travers un haut-parleur. Les avions survolent aussi la zone dans la journée.

Fayez ne voulait pas être fermier, le décès de son père l’y a contraint. Il a repris la ferme, déjà exploitée par son grand-père, et l’a développée sur 3,2 hectares. Il a construit des serres de tomates, de concombres, de fraises… Il cultive aussi des aubergines, des haricots, des salades et les vend au marché de gros de Tulkarem. Du fond de son verger qui compte vingt-deux variétés d’arbres, il apparaît les bras remplis de fruits qu’il offre à deux membres d’Artisans du Monde1 value="1">Premier réseau de distribution du commerce équitable en France., venus s’intéresser à sa situation. Un geste qu’il répète pour tous ceux qui traversent le «verger de Mona». Fayez partage ses souvenirs: «J’ai vu le bulldozer qui venait tout détruire dans les années 2000. Je me suis mis devant, j’étais dos à lui et il continuait à pousser la terre qui s’accumulait contre moi. Je la sentais sur ma nuque.»

Ne plus dépendre énergétiquement d’Israël
Fayez poursuit cet épisode de la construction du mur: «Ma femme, Mona, en voyant la scène, est montée sur la cabine pour frapper le conducteur à coups de pierres. Les soldats ont arrêté la machine en disant: ‘On va voir ce que nous pouvons faire’. Ils sont revenus nombreux le lendemain, et avec deux bulldozers.» Son exploitation a été réduite à 1,3 ha. Fayez fait alors la promesse à Mona de ressusciter un jour son coin de paradis.

Aujourd’hui, le verger de Mona n’a plus d’horizon. La mer à 15 km et la ville de Netanya, c’est terminé. Désormais, ses arbres vivent en prison. Avec vue sur le mur de séparation et mirador d’un côté; de longs réservoirs d’une usine chimique implantée à deux pas de sa ferme, de l’autre. Mona, ancienne réfugiée du camp de Balata à Naplouse, a les traits du visage tirés, usés. Elle travaille tous les jours à la ferme, le foulard noué autour du cou, le bob par-dessus. Sous son allure fragile, c’est une femme forte. Sa maison accueille régulièrement des internationaux qui viennent soutenir leur cause ou les aider à travailler à la ferme. Fayez, personnage médiatique, a souvent des invitations à l’étranger pour témoigner de sa condition. «Si ça, c’est être démocrate, constate-t-il en frappant contre le mur, je ne veux pas être démocrate.» Il cueille une fleur qu’a planté une Palestinienne au pied du mur et la tend: «Si ça c’est être terroriste, alors je veux bien être terroriste.»

Fayez résiste. Ne plus dépendre d’Israël en énergie est son combat quotidien. Dans sa serre, il s’agenouille au pied de ses plants de tomates et montre son arme. «Je coupe une des branches au pied du plant et je greffe naturellement sur ce que j’ai coupé, ce qui va me donner un autre plan de tomates. J’ai donc deux plants de tomates sur un!», se réjouit Fayez. C’est l’association japonaise de coopération internationale Jica, venue le voir, qui lui a donné ce conseil.

Cette technique lui permet aussi d’économiser l’eau en arrosant un pied plutôt que deux. Il gagne aussi en place et sa production de légumes ne diminue pas. Ces méthodes l’aident à compenser la perte subie à cause de la construction du mur qui l’a amputé de 60% de sa terre. Fayez a aussi construit une cuve d’eau de 250 mètres cubes. «Je dépendais d’Israël pour l’eau et devais payer une facture de 1000 € par mois. Ici, au Proche-Orient, nous avons un problème d’eau, alors j’en utilise le minimum par solidarité», explique-t-il. Il arrose donc cinq centimètres autour de ses boutures, pas plus.

Pour gagner en autonomie, Fayez s’est tourné vers le bio. Il utilise un minimum d’engrais chimique qu’il est contraint d’acheter à Israël pour se prémunir des araignées rouges. Mais la grosse partie de son engrais, c’est du compost fabriqué à partir du reste de ses légumes. Fayez projette même d’installer le biogaz dans sa ferme pour chauffer ses serres. En octobre dernier, il a demandé à un expert de la visiter pour être sûr que cette idée serait viable. Le biogaz lui permettrait de s’affranchir totalement en énergie d’Israël. Fayez réfléchit même à installer des panneaux solaires, au nom de la résistance.
 

La menace de l’usine chimique

L’usine chimique israélienne en face de chez Fayez Taneeb a été construite en 1985. Elle sert à fabriquer des fertilisants, du désherbant et des produits ménagers. Des Palestiniens y travaillent. Elles sont dix usines de ce type désormais dans le secteur, le terrain se transforme peu à peu en zone industrielle. En septembre, une explosion s’est produite dans l’une d’elles. Le feu a détruit une partie du bâtiment.
Une conférence a été menée avec le gouverneur de Tulkarem en octobre pour évoquer les problèmes de pollution liés à ces usines. Fayez Taneeb s’y est rendu en tant que coordinateur des agriculteurs de l’Union des fermiers palestiniens. Deux représentantes du Ministère de la santé palestinien étaient présentes. Elles ont expliqué que la présence de l’usine et l’apparition de cancers étaient directement liées. «Cette usine affecte directement notre population, notre eau et notre terre» a déclaré le gouverneur. Une des coordinatrices s’est inquiétée: «Les Palestiniens ont toujours vécu sur leurs ressources naturelles. On espère qu’ils garderont leur mode de vie et qu’ils ne se plieront pas au modèle des Etats-Unis du fait qu’Israël les rende de plus en plus dépendants de lui. Les ressources en énergie et en eau sont en effet difficiles d’accès et c’est ce qui nous pousse à trouver des solutions».

Fayez raconte: «en 1989, ma terre était toute blanche à cause des fumées rejetées par l’usine et des vents qui les emmenaient vers mes cultures». Il s’est donc rendu chez ses voisins, des fermiers israéliens qui avaient le même problème, pour essayer de les mobiliser. «Je suis allé à la Cour israélienne qui m’a dit qu’elle ne pouvait rien faire. Pour moi, c’était une entreprise vraiment dangereuse, alors j’ai pris un échantillon et j’ai demandé une analyse et je n’ai jamais pu avoir le résultat», déplore Fayez qui surnomme l’usine «the big machine». Il décrit aussi l’inondation survenue à cause de cette usine: «les eaux usées de l’usine sont collectées dans une canalisation qui passe d’abord sous mes champs et ensuite par une grille aménagée au travers du mur de séparation. Cette grille, n’étant pas entretenue, empêche l’eau de s’écouler. Tous les hivers, mon champ et mon verger sont inondés d’eau souillée. Un jour, j’ai retrouvé mes cultures sous un mètre cinquante d’eau!»

A l’issue de la conférence, les représentantes du Ministère de la santé ont visité la ferme de Fayez Taneeb. L’une d’elle, Aisha Modllal, a indiqué: «beaucoup de gens souffrent. Les Israéliens font ce qu’ils veulent. Nous n’avons pas de contacts avec eux et c’est très difficile de changer les choses, mais nous nous battons.»

Tulkarem compte quinze entreprises d’agriculture et 28 000 habitants travaillent pour le marché local. Le territoire recense 98 hectares plantés, 10 hectares non plantés. Fayez continuera de cultiver ses terres. Quant à la question que ses enfants en héritent, pour lui, c’est très difficile de trouver une réponse: «Je ne veux pas les forcer à la reprendre alors qu’ils sont en études et ce métier est vraiment très dur. Et en même temps, je ne veux pas qu’elle disparaisse et qu’en face, ils gagnent le combat.»

Le soir, sous la lumière israélienne qui éclaire la tablée, Fayez chante, repris par le chœur familial: «No good morning, no good night, in the farm, we will fight (Un mauvais réveil, une mauvaise nuit, mais dans la ferme nous combattrons)». Au fin fond d’Irtah, qui signifie «je me suis assis et je me sens bien», le patriarche biblique, Jacob, qui serait venu là, aurait prononcé ces mots.

Notes[+]

* Journaliste de retour de Cisjordanie.

Opinions Contrechamp Chloé Tisserand

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