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LA BOÎTE DE PANDORE TURQUE

ANALYSE • La profonde crise structurelle dans laquelle s’enfonce la Turquie est à la fois économique, sociale et politique. Le pays traverse une période critique, aussi dangereuse que riche en opportunités révolutionnaires, selon Arkan Akin, sur place.  

Depuis le 6 septembre, les manifestations en Turquie ont repris un caractère massif suite, entre autre, à la répression policière à l’Université Polytechnique du Moyen Orient (ODTÜ) à Ankara. L’indignation populaire s’est intensifiée après plusieurs jours d’interventions policières particulièrement violentes, dont une qui a causé la mort du jeune Ahmet Atakan à Antakya, dans le sud du pays. La quantité de gaz lacrymogène utilisée par la police à Istanbul, par exemple, fut si importante, qu’un match de foot Turquie-Suède des moins de 21 ans a dû être temporairement suspendu. Ironiquement, le match se déroulait au stade Recep Tayyip Erdogan, nommé d’après le Premier ministre qui mène la répression.

La fréquence et l’intensité des manifestations montrent que les politiques répressives du gouvernement AKP n’ont pas réussi à mettre fin à cette vague de contestation. Pourtant, le parti d’Erdogan, qui a la main mise sur les institutions de l’Etat, sur l’armée et une partie de l’économie, semble décidé à ne pas renoncer à sa politique de la terreur.

En somme, il semblerait que la dégradation des conditions socio-économiques ainsi que l’absence d’une opposition unie, organisée et capable de contrecarrer le pouvoir de l’AKP laissent prédire une hausse de l’appauvrissement populaire, de la polarisation de la société et une intensification de la lutte des classes pour les mois à venir.

Selon le correspondant du Financial Times à Istanbul, «le plus grand talon d’Achille de l’économie turque»1 value="1">http://blogs.ft.com/beyond-brics/2013/09/12/turkey-no-fixing-that-achilles-heel est l’énorme déficit de la balance des paiements qui rend le pays extrêmement dépendant d’entrées constantes et massives de capitaux étrangers. Actuellement, cela se traduit concrètement par la nécessité pour l’économie turque d’attirer en moyenne environ 5 à 8 milliards de dollars de nouveaux investissements étrangers par mois2 value="2">www.tradingeconomics.com/turkey/current-account. La balance des paiements sous le gouvernement AKP est passée de +3,7 milliards de dollars en 2001 à -77 milliards en 2011.

Il faut souligner la nature extrêmement volatile et prédatrice de ces investissements. Presque exclusivement composés d’investissements en bourse, ces capitaux peuvent quitter le pays du jour au lendemain et, par conséquent, exercent une pression constante en termes de rentabilité et de compétitivité internationales.
Pour les travailleurs, cette pression s’est traduite, en premier lieu, par une politique de bas salaires. En Turquie, le salaire minimum pour les travailleurs de plus de 16 ans est d’environ 500 € mensuels3 value="3">www.csgb.gov.tr/csgbPortal/cgm.portal?page=asgari. De plus, des conditions de travail favorables aux patrons ont été maintenues grâce, entre autre, à l’implémentation rigoureuse des politiques néolibérales imposées à l’origine par le Fonds monétaire international (FMI).

La dernière vague de ces politiques d’austérité fiscale, de privatisations et de contrôle social a été mise en œuvre par l’AKP au pouvoir depuis 2002. La crise financière de 2001 en Turquie a eu comme conséquence une financiarisation de l’économie, avec une consolidation du rôle et de l’emprise du secteur financier sur l’économie réelle, accentuant la dépendance vis-à-vis des flux de capitaux étrangers.

On peut dire que derrière cette dénomination abstraite et romancée de «talon d’Achille», se trouve en fait une réalité matérielle très concrète: le pillage des ressources et de l’économie turques ainsi que l’exploitation des masses au profit du capital international et de la bourgeoisie nationale – cette dernière se reposant sur le premier.

Ainsi, on peut s’attendre dans les prochains mois à une dégradation de la situation économique et sociale, accentuant notamment l’appauvrissement de la population. De plus, comme on l’a vu durant les manifestations de Gezi, le discours polarisant d’Erdogan, qui consiste à mettre la responsabilité d’une telle dégradation sur le compte des manifestants, peut avoir des répercussions violentes. Une des conséquences de ce discours a été l’apparition de groupes et d’individus fascistes armés de couteaux et de battes, attaquant des manifestants et des assemblées de quartier. A moyen terme, la situation économique et sociale ne semble pas être en voie de s’améliorer, bien au contraire.

En 2014, la Turquie connaîtra sa première élection présidentielle directe avec le passage à un système électoral de type étasunien. Devenir président sous ce nouveau système est le but visé par Erdogan, qui semble être en campagne électorale permanente. L’opposition est encore très fragmentée et, pour le moment,
il n’y a pas de front uni et organisé capable de contrecarrer le pouvoir de l’AKP.

La mainmise de l’AKP sur les institutions lui a permis de se créer une bourgeoisie d’islamo-conservateurs très puissante en Turquie. Malgré ses aspirations «humanistes», le reste de la haute bourgeoisie ne semble pas vouloir mettre en péril ses intérêts économiques en entrant en conflit avec l’AKP qui lui a tout de même permis d’empocher de gros profits. C’est le cas de Mustafa Koç, le dirigeant d’un des deux plus grands conglomérats familiaux du pays, le groupe Koç. Bien que des tensions entre lui et Erdogan ont éclaté à plusieurs reprises cette année, notamment durant le mouvement de Gezi, il semblerait que tous deux soient décidés à ne pas se faire une guerre ouverte.4 value="4">blogs.ft.com/beyond-brics/2013/09/18/turkeys-koc-holding-and-pm-erdogan-making-friends-again/ Peut-être reconnaissent-ils leurs intérêts mutuels à préserver le statu quo?

Les partis de gauche sont extrêmement fragmentés et, bien que le soutien aux différents partis a dû augmenter avec les manifestations, ils souffrent toujours de «deux maladies historiques», comme le souligne Cihan Tekay, coéditrice de la page Turquie de Jadaliyya5 value="5">http://turkey.jadaliyya.com/ [webzine indépendant édité par l’Institut d’études arabes basé à Washington, ndlr]. Ces «deux maladies historiques» sont le racisme et le nationalisme trop souvent associé à l’anti-impérialisme.

Par ailleurs, deux autres enjeux essentiels auxquels font face les partis de gauche en Turquie sont l’élitisme et le sectarisme. Le mouvement de Gezi en constitue la preuve la plus flagrante. En effet, des membres de différents partis de gauche confient qu’ils avaient systématiquement sous-estimé le peuple, qui les a tous surpris et dépassés. Une bonne partie de ces partis révolutionnaires s’emploie à présent à «rattraper» les avancées populaires en termes de luttes sociales et politiques.

En somme, afin de former une opposition politique viable face à l’hégémonie de l’AKP, il est nécessaire pour la gauche en Turquie de dépasser ses «maladies historiques» que sont le nationalisme et le racisme, tout en évitant de tomber dans le sectarisme et l’élitisme.

Comme souligné plus haut, durant son règne de plus de dix ans, l’AKP a établi son hégémonie sur l’Etat turc. Le parti d’Erdogan est parvenu à faire ce que personne dans l’histoire de la République turque n’avait réussi: dompter l’armée. Parallèlement, en combinant islam et néolibéralisme dans un style qui a été qualifié d’«autoritarisme démocratique», ce parti s’est non seulement assuré le soutien d’une majorité de conservateurs musulmans, mais aussi celui de la bourgeoisie nationale et du capital international.

Acclamé à de maintes reprises, notamment par des Occidentaux, comme étant «un modèle de développement pour le monde arabe», l’Etat turc que l’AKP s’acharne à mettre en place n’est pourtant pas juste un Etat néolibéral, pro-marché et pro-occidental. L’AKP s’est fixé la date symbolique de «2023», date du 100e anniversaire de la fondation de la République par Mustafa Kemal «Ataturk». Le but est la création d’un nouvel Etat, un Etat à l’image de l’AKP: islamo-conservateur, néo-ottoman et néolibéral.

Dans cette tâche, l’AKP se heurte d’une part aux nationalistes, qu’ils soient fascistes ou kémalistes, soutenus historiquement par l’armée dans la défense de l’Etat kémaliste. D’autre part, les alevis, les Kurdes et les autres minorités nationales sont prises pour cibles par l’AKP qui défend son identité néo-ottomane et sunnite. Jusqu’à aujourd’hui, le parti d’Erdogan pour arriver à ses fins, a employé un mélange de politiques répressives et de stratégies de polarisation (diviser pour mieux régner).

Le danger, qui est aussi source d’opportunités révolutionnaires, vient du fait que l’Etat en Turquie est jeune et peu établi. On peut dire que la Turquie est une sorte de «boîte de Pandore» – comme me le faisait remarquer récemment un philosophe et ami turc –  personne ne sait vraiment quelles formes peuvent prendre les vieux démons qu’elle renferme ni prédire l’effets qu’ils auront sur la société.

«L’esprit de Gezi», du nom du mouvement de masse qui a émergé cet été, semble à ce jour être le seul qui a la capacité de rassembler des groupes historiquement opposées et de constituer une opposition sérieuse contre l’hégémonie de l’AKP.

Pour cela, il faut en premier lieu dépasser les réflexes nationalistes et racistes. Un moyen pour dépasser ces «maladies historiques» serait de les voir pour ce qu’ils sont réellement: des outils employés par l’Etat bourgeois pour perpétrer la domination d’une minorité sur une majorité de travailleurs et de travailleuses – quelles que soient leurs origines ethniques ou leur appartenance religieuse. Cela revient également à diffuser une prise de conscience de classe. Diffuser cette prise de conscience, c’est la responsabilité des forces révolutionnaires de la Turquie.

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