Contrechamp

S’organiser pour survivre

INDE • Changements climatiques, pêche industrielle, usuriers: une dure réalité que les pêcheurs du Tamil Nadu affrontent solidairement pour préserver leur environnement et l’avenir de leurs enfants. Avec le soutien de Terre des Hommes Suisse, dont la prochaine Marche de l’Espoir est dédiée à l’Inde.  

La vie est chaque jour plus difficile pour les familles de pêcheurs sur l’île de Rameshwaram, dans le golfe de Mannar, au sud de l’Inde, près du Sri Lanka. Depuis de nombreuses générations, la population vit principalement de la pêche, de manière traditionnelle et artisanale, respectueuse de la faune et de la flore aquatiques. Mais depuis quelques décennies, la quantité et la variété de poissons ont drastiquement diminué. Principale raison: la multiplication de petits et de grands chalutiers qui pratiquent la surpêche, sans égard pour les périodes de reproduction des poissons, raclant les fonds marins et détruisant récifs de corail et colonies d’algues antiérosives, lieux privilégiés pour la multiplication de la faune aquatique.

Des lois existent, qui obligent les chalutiers à se tenir à une certaine distance des côtes pour éviter ces ravages et ne pas concurrencer la pêche artisanale. Mais elles sont rarement respectées. «Pour ces familles de pêcheurs traditionnels, témoigne Ashish Ghosh, coordinateur national et représentant de Terre des Hommes Suisse en Inde, la situation a encore empiré ces dernières années, suite à de nouvelles directives gouvernementales: les vingt-et-une îles du golfe de Mannar ont été déclarées «réserves de biosphère marine», interdisant aux pêcheurs artisanaux de s’approcher trop près des rivages. Autres impacts négatifs futurs: les récentes autorisations octroyées par les autorités pour la construction de petits ports privés et la création de lieux de villégiatures pour touristes le long des côtes».

Bande sableuse d’une soixantaine de kilomètres carrés, à une dizaine de mètres au-dessus du niveau de la mer, l’île de Rameshwaram est menacée par la montée des eaux et par les cyclones dont l’un, en 1964, a complètement détruit l’île, provoquant la mort de milliers d’habitants.

Suite aux dégâts causés par les catastrophes naturelles, les familles de pêcheurs sont souvent contraintes de recourir aux usuriers pour remplacer ou réparer leur bateau. Et c’est le début de la spirale infernale du crédit impossible à rembourser qui se transforme, avec le temps, en servitude pour dette.

Comment permettre à ces familles de pêcheurs de vivre dignement sur leur île et d’assurer l’avenir de leurs enfants de manière durable? Depuis 2009, Terre des Hommes Suisse soutient l’action de l’association People’s Action for Development (Pad).Créée en 1985 et constituée d’une vingtaine de spécialistes en sciences naturelles et sociales, cette ONG indienne s’engage auprès des communautés rurales défavorisées pour les aider à s’organiser et à faire respecter leurs droits.
Coopératives de pêcheurs, groupes féminins de microfinance, centres récréatifs pour les enfants et éducation à la protection de l’environnement dans les écoles, Pad s’adresse à l’ensemble des 7600 familles réparties dans les trente-cinq villages qui peuplent l’île de Rameshwaram.

Tels des oiseaux de proie, les usuriers sont à l’affût des difficultés financières des familles de pêcheurs. Afin de leur proposer leur «aide»: des prêts à 250% d’intérêts annuels, alors que l’inflation se limite à environ 12% par an. Une pratique interdite par l’Etat. Sans autre alternative, les familles nécessiteuses sont contraintes d’accepter le crédit empoisonné qu’elles ne parviendront pas à rembourser. Avec, pour conséquence, une dette qui n’en finira plus de croître.

Comment se libérer de ces usuriers devenus tout-puissants dans les villages? En aidant les familles de pêcheurs à s’organiser en coopératives de crédits. Pad a créé un fonds de désendettement de 15 000 francs suisses mis à disposition de plus de 220 familles, réparties dans trois villages pour rembourser l’achat de trente-sept bateaux. «Le principe est simple, explique Rajendra Prasad, responsable de Pad, il s’agit d’abord de rembourser à l’usurier les 400 francs suisses équivalant à l’achat du bateau, partagé par six familles. Dans chacun de ces villages, une coopérative est créée, constituée d’une septantaine de familles. Celles-ci s’engagent à utiliser le produit de leur pêche de la manière suivante: 80% servent à assumer leurs besoins vitaux, 15% sont dédiés au remboursement de leur part du coût du bateau à leur coopérative, et 5% alimentent un fonds commun de solidarité pour faire face à une urgence et éviter ainsi de retomber dans les griffes des usuriers.» Et Umayia Sandaram, coopérateur et père d’une famille nombreuse, d’ajouter: «Pour nous, la vie a complètement changé. Maintenant, nous sommes libres, et nous pouvons aussi vendre notre poisson sur le marché à bien meilleur prix!». A ce jour, plus de la moitié des prêts a été remboursée aux coopératives.

Un peu partout dans les villages, les femmes s’organisent pour ramasser les coquillages sur les plages, avec les enfants, et les transformer ensuite en de magnifiques bracelets et colliers artisanaux vendus aux touristes et pèlerins, nombreux sur l’île selon les périodes de l’année. Soutenues par Pad dans leur formation et la gestion de leurs microcrédits, des groupes de femmes se sont aussi lancés dans la gestion de petits magasins vendant filets, autres matériels, et denrées de base indispensables aux familles de pêcheurs. L’une des responsables raconte avec enthousiasme. «En achetant en quantité et en revendant au détail, on gagne un peu d’argent. Mais surtout, on n’a pas besoin d’aller en ville pour acheter le matériel manquant. On économise ainsi du temps, des frais de transport et d’alimentation». Et d’ajouter, malicieusement: «Cela évite aussi à nos maris de dépenser de l’argent dans la boisson!».

Fixer les dunes de sable, protéger faune et flore aquatiques sont prioritaires pour le gouvernement et la population de l’île de Rameshwaram. D’importantes lois existent pour promouvoir la reforestation. Mais les autorités locales, avec lesquelles Pad a passé des accords, manquent de moyens. L’avenir de l’île passera par la prise de conscience des enfants de la nécessité de protéger leur environnement. Aussi, l’ONG partenaire de Terre des Hommes Suisse développe de nombreuses activités dans les différents villages pour permettre aux enfants et aux jeunes d’agir concrètement: campagnes de ramassage de sacs et déchets en plastique sur les plages, production de pépinières d’arbres autochtones dans les jardins scolaires, plantés ensuite et suivis par les élèves dans les abords de leur école. Autres soutiens: formation des enseignants aux enjeux du développement durable et création, dans les villages, de centres ouverts le soir, favorisant échanges entre jeunes, expression artistique, sensibilisation à la protection de l’environnement et aux droits de l’enfant.

Sans nul doute, la force de Pad réside dans son approche globale de l’ensemble des problèmes des familles de pêcheurs, en permettant à tous leurs membres, femmes, hommes et enfants, d’agir solidairement et concrètement à leur résolution. Avec une véritable vision d’avenir. I
 

Opinions Contrechamp Jean-Luc Pittet

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