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DÉCOMPLEXER… LA GAUCHE RADICALE

EUROPE • La «gauche de gauche» va-t-elle enfin sortir du conformisme? interroge Bernard Cassen. Si son bilan critique de l’eurolibéralisme est «fait et fort bien fait», le problème est qu’il ne débouche pas sur des propositions «attaquant le mal à sa racine», selon le politologue.  

En Europe, les forces politiques et sociales qui se veulent à la gauche de la social-démocratie – disons par commodité la gauche de gauche – se croient «radicales». Ce qui, au pied de la lettre, signifie qu’elles sont censées s’attaquer aux causes profondes des ravages du néolibéralisme en général, et de l’eurolibéralisme en particulier. Pourtant, elles font depuis longtemps preuve d’un étonnant conformisme sur trois des questions essentielles que pose aujourd’hui la crise européenne: la responsabilité de l’euro dans la récession actuelle, la pertinence de politiques nationales de rupture avec le néolibéralisme et l’urgence de mesures de protectionnisme écologique et social. Voyons dans quel contexte la gauche de gauche évolue.

Pour la sphère financière, les grandes entreprises et leurs fondés de pouvoir dans les partis politiques et les gouvernements – pas seulement ceux étiquetés «de droite» –, tout va pour le mieux: les traités et pactes européens successifs ont instauré l’hégémonie du capital et du marché; ils ont fait du libre-échange une arme de choc au service du dumping social, écologique et fiscal; le dogme de la concurrence est devenu une machine à paupériser ou privatiser les services publics; sous prétexte de résorber la dette, de promouvoir la «compétitivité» et de «sauver» l’euro, des «réformes structurelles» et des plans d’austérité ont été imposés, avec comme objectif véritable le démantèlement des acquis sociaux de plusieurs décennies, en particulier en matière de droit du travail.

Pour empêcher toute remise en cause de la «divine surprise» qu’a été la concrétisation en Europe d’une telle utopie néolibérale – dont ses promoteurs n’auraient même pas osé rêver au siècle dernier –, une police spécialisée a été créée: la «troïka». Composée de la Commission, du FMI et de la Banque centrale européenne (BCE), elle a les pleins pouvoirs pour exiger l’application de ce programme par les gouvernements qui ont recours à son «aide».

Est-ce que la social-démocratie européenne a quelque chose à dire sur cette entreprise de régression démocratique et sociale sans précédent? La réponse est «non»: elle s’est totalement inscrite dans sa logique et elle en accepte les implications. Ses propres intellectuels ne s’en cachent d’ailleurs pas. Il faut lire à cet égard – une fois n’est pas coutume – l’article du Monde intitulé «Quel projet pour la social-démocratie?» publié dans le numéro du 23 mai 2013. Son auteur, Jean-Pierre Stroobants, du bureau européen du quotidien, cite, entre autres, l’historien René Cuperus qui collabore à la fondation Wiardi Beckman, groupe de réflexion du Parti social-démocrate néerlandais (PVDA).

Pour cet auteur, l’adhésion à l’Europe est devenue une «idéologie de substitution». L’Europe «affirme qu’elle est un bouclier contre la mondialisation, mais, en définitive, elle en est une courroie de transmission». Et d’ajouter: «Le tout-à-l’Europe serait une bonne chose, mais, en pratique, les sociaux-démocrates soutiennent ainsi un projet néolibéral qui heurte la démocratie et ne rencontre pas d’écho à la base. Une situation totalement schizophrène». Ce constat vaut pour tous les partis social-démocrates européens, présents ou non dans des gouvernements. Un lecteur français y verra sans peine une évocation de la politique de François Hollande et de ses humiliantes génuflexions – ponctuées de coups de menton qui ne trompent personne – devant Angela Merkel, la Commission et la Banque centrale européenne. Tout cela avec les encouragements militants des éditorialistes du Monde

Si la cause est entendue pour la social-démocratie, que dire alors de la gauche de gauche? On ne pourra pas lui reprocher d’être muette sur l’état des lieux de l’eurolibéralisme. On ne compte plus, en effet, les livres, manifestes, motions de congrès, prises de position, pétitions, blogs décortiquant et dénonçant les mesures d’austérité et les politiques européennes en général. Le bilan critique est fait et fort bien fait. Le problème est qu’il ne débouche pas sur des propositions attaquant le mal à sa racine, et cela à la fois par confusion intellectuelle et par crainte panique de «faire le jeu» de l’extrême-droite. De manière inespérée pour elle, cette dernière se trouve ainsi désignée par ses propres adversaires comme pôle de référence du débat politique.

Certaines composantes de la gauche de gauche ont ainsi paresseusement assimilé le libre-échange à de l’internationalisme; le refus du carcan de l’euro au rejet du projet d’unité de l’Europe; et des mesures de rupture nationales avec du nationalisme ou du «souverainisme», terme qui, comme celui de «populisme», n’est jamais défini par ceux qui l’utilisent à tort ou à travers.

Certes, des économistes comme Frédéric Lordon1 value="1">Lire son blog «La pompe à phynance» sur le site du Monde diplomatique, et en particulier sa contribution «Pour une monnaie commune sans l’Allemagne (ou avec, mais pas à la francfortoise)»: http://blog.mondediplo.net/-La-pompe-a-phynance- ou Jacques Sapir2 value="2">Lire son blog http://russeurope.hypotheses.org/ et ses reprises sur le site de Mémoire des luttes. En particulier sa contribution «Postures et impostures dans le débat sur la politique allemande»: www.medelu.org/Postures-et-impostures-dans-le., dotés d’une forte légitimité universitaire et non engagés dans un parti, ont pulvérisé ces poncifs, appelé un chat un chat et remis en cause, par exemple, l’aggravateur de crise qu’est l’euro. Ce qui leur ferme évidemment la porte des plateaux de télévision où ne sont généralement conviés que les néolibéraux de toute obédience, et plus particulièrement des «économistes à gages» du type Elie Cohen ou Jean-Hervé Lorenzi3 value="3">Lire Renaud Lambert, «Les économistes à gages sur la sellette», Le Monde diplomatique, mars 2012. Egalement Serge Halimi, Frédéric Lordon et Renaud Lambert, Economistes à gages, Les liens qui libèrent/Le Monde diplomatique, Paris, 2012.. Certains des collègues de Lordon et Sapir, investis, eux, dans une formation politique de la gauche de gauche, et quoi qu’ils en pensent par ailleurs, sont bridés par les stratégies globales de leurs directions qui craignent comme la peste qu’on les accuse d’être composées d’«anti-européens» et qu’on les mette dans le même sac que le Front national à l’extrême droite ou, à l’autre extrémité de l’arc politique, avec le M’PEP [Mouvement politique d’émancipation populaire, ndlr], pointé du doigt pour cause de «souverainisme»4 value="4">www.m-pep.org.

On commence cependant à entendre des voix hétérodoxes et, cette fois, institutionnelles qui permettent d’ouvrir un débat longtemps mis sous le tapis. Ainsi, au vu de l’expérience, Oskar Lafontaine, ancien président du SPD allemand et l’un des fondateurs de Die Linke, se prononce pour l’abandon de la monnaie unique en faveur d’un retour au Système monétaire européen (SME) permettant dévaluations et réévaluations5 value="5">www.medelu.org/Nous-avons-de-nouveau-besoin-d-un.. A Chypre, c’est le Parti communiste (dit AKEL), deuxième force politique de l’île, qui, le 29 avril dernier, s’est prononcé pour une sortie de la zone euro.

Des économistes de gauche de plusieurs pays européens6 value="6">Parmi lesquels, pour la France, Michel Husson. viennent de publier un Manifeste intitulé «Que faire de la dette et de l’euro?» dans lequel ils préconisent, si cela se révèle nécessaire pour en finir avec le chantage de la dette, une stratégie de rupture unilatérale avec la Commission, la BCE ou l’Allemagne, engagée par un ou plusieurs gouvernements et n’excluant pas une sortie de l’euro et l’adoption de mesures protectionnistes7 value="7">http://tinyurl.com/euro13..

Il est significatif du changement de climat que, en France, quelques dirigeants d’Attac et de la Fondation Copernic aient signé ce texte alors que, il y a peu, les expressions «mesures protectionnistes», «ruptures nationales» et «sortie de l’euro» les faisaient sortir de leurs gonds. Jusqu’à ces derniers temps, il n’y avait pour eux d’autre salut que dans l’émergence d’un hypothétique «mouvement social européen» paré de toutes les vertus. C’était oublier une évidence: un tel mouvement, évidemment nécessaire, ne surgira pas spontanément, en lévitation sur des réalités très différentes d’un pays à l’autre. Il prendra seulement forme à partir d’un foyer de rupture national entraînant des solidarités susceptibles elles-mêmes de faire tache d’huile.

D’autres indices vont dans le même sens que celui de ce texte: En Espagne, la circulation d’un manifeste ayant déjà recueilli de nombreuses signatures d’élus de gauche d’économistes et de syndicalistes, et intitulé Salir del euro («Sortir de l’euro»)8 value="8">http://salirdeleuro.wordpress.com; au Portugal, l’énorme succès de librairie du livre Porque devemos sair do euro («Pourquoi nous devons sortir de l’euro») sorti début avril9 value="9">Editions Lua de Papel, Lisbonne, 12,60 euros. Lire Le Monde, 30 mai 2013.; en France, la publication d’un ouvrage collectif qui fait déjà beaucoup parler de lui et dont le titre est délibérément provocateur: En finir avec l’Europe10 value="10">En finir avec l’Europe, sous la direction de Cédric Durand, La Fabrique, Paris, 2013, 15 euros.. Il témoigne de l’évolution de certains des coauteurs jadis proches ou membres du NPA [Nouveau Parti anticapitaliste, ndlr].

Un Sommet alternatif (Alter Summit), rassemblant partis de la gauche radicale, syndicats et mouvement sociaux européens [s’est tenu, ndlr] à Athènes les 7 et 8 juin11 value="11">www.altersummit.eu. On aurait pu penser qu’il prolongerait cette effervescence et qu’il aborderait les questions jusqu’ici politiquement incorrectes. Ce n’est pas l’impression que donne le manifeste préparatoire de cette rencontre.12 value="12">Ndlr: les réserves de l’auteur paraissent avoir été confirmées par la teneur du sommet. Lire «L’Altersummit, tentative de bilan», par Louis Weber, 2 juillet 2013, sur http://blogs.mediapart.fr/blog/louis-weber/020713/laltersummit-tentative-de-bilan

Dans trois domaines (dette, Europe écologique et sociale, démocratie économique), ce texte dresse un bilan de la situation et propose des «revendications communes et urgentes». On constate que l’expression «crise de l’euro» n’apparaît nulle part. Quant au libre-échange, il fait l’objet d’une seule ligne dans les constats – «Les accords de libre-échange contribuent au dumping fiscal, social et écologique» – et d’une revendication d’un vide sidéral: «Mettre fin au dumping salarial et social en Europe et dans le monde, notamment par le biais d’accords internationaux». Voilà qui devrait faire trembler les commissaires européens et Pascal Lamy, directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), dont le nom est régulièrement cité comme futur ministre, voire premier ministre de François Hollande…

Pour l’élaboration d’un véritable programme de sortie de l’ordre néolibéral européen, il faudra que la gauche de gauche se libère des interdits dans lesquels elle s’est enfermée. Timidement, avec des hauts et des bas, le processus est entamé…

Notes[+]

* Secrétaire général de Mémoire des luttes, www.medelu.org, président d’honneur d’Attac, avec Le Monde diplomatique en español.

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