Contrechamp

LES ILLUSIONS DES NÉOMALTHUSIENS

SUISSE • L’initiative Ecopop, sur laquelle le peuple devra se prononcer, prétend soigner les maux environnementaux par une réduction de l’immigration. En évinçant les racines sociales de la question écologique et démographique, le texte fait fausse route, prévient Vincent Gerber.  

La récente initiative fédérale «Halte à la surpopulation – Oui à la préservation durable des ressources naturelles» peut-elle tenir ses promesses? Le texte, lancé par l’association Ecopop, recommande aux Suisses de limiter l’immigration à un seuil de 0,2% par année et de dédier 10% de l’aide publique au développement aux mesures de planning familial volontaire. Mais ce lien direct établi entre réduction de l’immigration et diminution de la dégradation de l’environnement est-il réellement avéré?

L’initiative Ecopop ne sort en tout cas pas de nulle part et peut être vue comme le projet le plus récent issu de la tradition des groupes néomathusiens (lire ci-dessous). Une lignée idéologique ayant en commun de présenter la population mondiale comme «cause majeure de la destruction de l’environnement» et de toujours cibler les populations étrangères et défavorisées, via l’immigration ou l’aide aux pays en voie de développement.

Mais pourquoi tant d’attrait pour des propositions qui posent si abruptement l’équation «humains = pollution», sans autre contexte que des chiffres globaux et abstraits? L’exemple d’Ecopop est très révélateur en la matière. Quand on considère ses propositions, on sait d’avance que l’initiative va être populaire. Pour trois raisons: 1) Elle est facilement compréhensible par tous. En posant un lien direct entre la pollution, l’épuisement des ressources et des terres à disposition avec la population globale de la Suisse, elle fait écho au ras-le-bol des bouchons, du manque de logement, du bétonnage de la campagne que chacun peut observer à son niveau. 2) Elle porte le problème sur les étrangers – boucs émissaires traditionnels de la plupart des crises – et non sur les Suisses eux-mêmes. 3) Elle évite d’avoir à faire le moindre changement dans son quotidien pour résoudre un problème donné. Le statu quo peut prédominer, business as usual.

Etre moins ne libère pas de place, tant que ceux qui restent continuent à vouloir toujours plus

Pourquoi dès lors aller chercher plus loin? Pourquoi essayer de comprendre les raisons de la dégradation de l’environnement, voire même celles qui amènent un fort taux de natalité ou poussent à émigrer? Une analyse plus fine démontre pourtant que c’est justement parce qu’Ecopop évince les racines sociales de la question écologique et démographique que son initiative ne résoudra rien.

On est ainsi en droit de se demander ce que la limitation à 0,2% d’immigration changera au paysage suisse. Stabiliser la population peut-être, mais réduire le mitage du territoire ou diminuer l’appauvrissement des ressources et les émissions de CO2, certainement pas. D’une part parce que, selon toute vraisemblance, les plus aisés continueront d’obtenir sans peine leur sésame d’entrée et c’est ceux-là même qui consomment le plus par tête, ont les moyens de construire et font grimper les envies de consommation. De même, les Suisses continueront de consommer excessivement de ces mêmes ressources (on connaît les estimations: il faudrait environ trois planètes si on généralisait notre mode de vie), car rien n’est fait pour que cela change. Etre moins ne libérera pas de la place, tant que ceux qui restent continuent à vouloir toujours plus. Et c’est plutôt ça qu’il faudrait changer.

D’autre part, et c’est là la grande hypocrisie de l’initiative Ecopop, les gens qu’on refoule hors de Suisse ne disparaissent pas une fois la frontière passée. Soit ils entreront clandestinement, et cela posera problème, soit ils iront ailleurs et auront tout autant besoin de se loger, de se nourrir et d’un emploi. Le bilan écologique est forcément nul. Hors de considérations globales, l’écologie est un non-sens. Le prétexte écologique semble donc bien être utilisé pour défendre son petit pré carré. «Allez bétonner ailleurs, mais pas chez nous» en quelque sorte.

La deuxième mesure ne convainc guère plus. Rappelons-la: attribuer 10% de l’aide au développement pour un planning familial volontaire. Vous avez dit «volontaire»? On se demande pourtant qui en décidera et sur quelles bases. Seront-ce encore des universitaires du Nord qui décideront, selon des rapports étudiés depuis leur petit bureau cosy, combien une famille d’Afrique doit avoir d’enfants pour éviter qu’ils émigrent et viennent frapper à notre porte? Quel groupe dominant imposera sa vision des choses, par pression psychologique ou contraintes diverses sur la femme pauvre quand elle fait le choix d’avoir des enfants?
Même en imaginant trouver un moyen adéquat pour garantir le libre choix, on reste à se demander en quoi la réduction du nombre de personnes au Sud réduira la pression globale sur l’environnement, compte tenu de l’empreinte écologique de ces populations comparée à la nôtre. Si l’initiative avait été un tant soit peu conséquente, elle aurait proposé une limitation des naissances… en Suisse! Un enfant né ici ne pollue-t-il pas bien plus qu’un enfant du Sud? Evidemment, la démarche aurait du coup été moins populaire… Rappelons aussi que la grande majorité de notre immigration vient des pays européens, et qu’en cela, l’aide au planning familial ne changera rien.

Analysées ainsi, on voit bien que les deux mesures de l’initiative vont au final dans un seul et même sens, celui de vouloir limiter l’immigration en Suisse. Que ce soit une stratégie nationaliste et culturelle ou par réel souci écologique – malheureusement erroné dans ses fondements –, on laissera aux initiants le bénéfice du doute. On ne leur pardonnera pas en revanche leur naïveté de croire qu’une réduction des naissances dans les pays du Sud réduira «la destruction de l’environnement», ni même leur pauvreté ou leur désir d’émigrer. Leur problème est moins les bouches à nourrir que le manque de travail, dû à l’absence d’un tissu économique local parce que leurs richesses ont constamment été accaparées par des firmes, principalement occidentales, qui les ont empêchés de se développer. Et sur cette question, la Suisse est en première ligne, elle qui accueille bon nombre de multinationales qui font leur richesse au Sud et viennent exonérer d’impôts leurs profits chez nous.

Des pistes qui nous permettraient de vivre nombreux avec moins d’impact sur la nature

Si, au lieu de nous servir les seuls chiffres froids et hors contexte de l’immigration en Suisse, les auteurs du texte se déplaçaient pour aller constater la réalité sociale sur le terrain, ils prendraient sans doute conscience de l’hypocrisie de leur demande. Et alors ils se battraient pour changer les choses en Suisse, pour interdire l’obsolescence programmée de nos appareils et leur rendre une utilité autre que commerciale; pour mettre fin à la publicité qui organise un lavage de cerveau depuis notre petite enfance et nous pousse à consommer tant et plus, faisant miroiter un bonheur en réalité jamais atteint. Ils lanceraient des initiatives cherchant à réduire le nombre de véhicules et de trajets, non le nombre d’enfants. Ils demanderaient à enrayer les cycles longs de consommation et à recréer une agriculture locale respectueuse de l’environnement et préservée du bétonnage. Ils pourraient même aller plus loin encore et chercher à sortir nos institutions politiques de cette posture intenable et schizophrénique qui pousse d’une main à réduire la pollution et de l’autre à augmenter la croissance. Ils chercheraient à nous sortir d’une économie polluante qui produit pour faire acheter pour une autre qui produirait en fonction des besoins. Enfin, ils laisseraient vivre les enfants du Sud et chercheraient à développer l’autogestion de ces populations, à leur proposer un avenir personnel et professionnel valorisant, seul moyen éprouvé pour réduire la démographie. Et cetera. Ce ne sont pas les bonnes idées qui manquent et qui nous permettraient de vivre nombreux, très nombreux, avec moins d’impact sur la nature.

Voilà au moins des propositions qui pourraient réellement se targuer d’être sociales et humanistes. Malheureusement, rien de tout ça chez Ecopop. On continue seulement à mettre la faute sur l’humain, sur l’immigration, sur l’autre, sans remettre en cause le système qui oriente nos modes de vie. «La barque est pleine», nous assène-t-on depuis un siècle. Qui sommes-nous pour le dire? Qui montrera l’exemple en se privant d’enfants? Et même, plutôt que de changer d’embarcation pour un navire plus waterproof, Ecopop propose de ramer de plus belle et de marcher sur les doigts (ou stériliser, c’est selon…) de ceux qui essaieraient d’y grimper. Bel esprit humaniste. Mais ça ne risque pas d’aller mieux après.
 

Une tradition au sein de l’écologie politique

On fait remonter l’origine du courant néomalthusien aux recherches du révérend Malthus et son Essai sur le principe de population de 1798. Ses recherches faisaient apparaître alors que sans contrôle des naissances, une famine généralisée se préparait, car la courbe démographique évoluait plus vite que celle de la production de nourriture. Ses prédictions ne se réalisèrent pas, Malthus n’ayant bien sûr pu prévoir les progrès opérés dans l’agriculture.

Mais comme l’écrivait ironiquement l’écologiste social Murray Bookchin, «Le ‘problème démographique’ est comme un Phénix: il renaît de ses cendres à chaque génération, et parfois même chaque décennie. Les prophéties sont généralement les mêmes – soit que les humains peuplent la planète en ‘nombre sans précédent’ et ‘dévorent ses ressources comme une invasion de sauterelles’.» (The Population Myth, 1988). En effet, ces cinquante dernières années ont ainsi vu surgir Paul Ehrlich, auteur en 1968 de The Population Bomb, proposant des stérilisations forcées pour éviter l’apocalypse pour l’an 2000 quand l’humanité aurait atteint 7 milliards d’individus. Là encore, il n’en fut rien. Puis, en 1974, ce fut Garrett Hardin et son «Lifeboat Ethics, the case against helping the poor». Un texte qui présentait les pays occidentaux comme un canot de sauvetage – plein, cela va de soi – flottant au milieu d’une mer de pauvres. Hardin y plaide pour le contrôle des naissances et une suspension de l’aide alimentaire aux pays pauvres sous prétexte que «notre survie l’exige».

Vingt ans plus tard, à la fin des années 1980, un appel similaire pour une réduction importante de la population viendra de membres du mouvement de la deep ecology. Il en ressortit des propos extrémistes de certains de ses partisans, appelant à ne pas apporter d’aide en Ethiopie durant la famine «pour laisser la nature trouver son propre équilibre» (Dave Foreman).

Enfin, une nouvelle génération plus tard, le discours néomalthusien connaît une nouvelle résurrection. En 2009, peu avant le Sommet de Copenhague, le think tank Optimum Population Trust sponsorisait une étude démontrant, par des chiffres biaisés et coupés du contexte social, qu’il valait mieux (économiquement) investir dans le planning familial que dans les énergies renouvelables pour faire baisser le CO2…11 value="1">Thomas Wire, «Fewer Emitters, lower emissions, less cost», LSE, London, 2009.

On peut donc bel et bien parler de tradition néomalthusienne au sein de l’écologie politique. Mais les prévisions ont toujours été contredites par la réalité des faits, trop complexe pour que les sciences et les chiffres parviennent à la prédire. De plus, l’utilisation de contraintes, d’une éthique souvent douteuse, ne peut faire figure de solution. C’est bien sur la question très concrète de notre choix pour une société écologique future qu’il s’agit aujourd’hui de se pencher.

Notes[+]

*Auteur du livre Murray Bookchin et l’écologie sociale, Ed. Ecosociété, 2013.

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