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«La réalité est bien cachée en Suisse»

ASILE • Jonas Schnyder et Dilan Kiliç ont recueilli le témoignage d’un requérant d’asile kurde, en grève de la faim depuis douze jours pour protester contre les conditions de vie dans le centre d’hébergement de Rheineck (SG).

Alors qu’un énième «durcissement» sur les mesures d’urgence en matière d’asile vient à peine d’être accepté par le peuple, la loi sur l’asile (Lasi) n’a pas attendu sa dernière révision pour se montrer sous son vrai jour. La Suisse, déjà condamnée à plusieurs reprises par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) pour ses agissements à caractère discriminatoire, met en place depuis plusieurs années un système toujours plus dur envers les requérant-e-s d’asile. Ces «durcissements» réguliers sont validés en votations populaires dans un climat de xénophobie ouverte et décomplexée, alors que les différents mythes censés justifier ces votations ne résistent pas à l’épreuve des faits et que les taux de participation ne permettent pas d’entériner l’idée que «le peuple a parlé» (38,7% de participation lors de la dernière révision). Malgré la place laissée à ces problématiques dans le débat public, le fait est qu’il est des voix que l’on entend trop peu alors qu’elles sont les premières concernées par ces nouvelles mesures, les premières à être victimes de nos préjugés, éternels carburants à la rhétorique xénophobe de partis politiques en manque de solutions mais pas de boucs émissaires.

Memyan Ergezen est un requérant d’asile d’origine kurde, présent en Suisse depuis deux ans. Il a entamé une grève de la faim le 8 juillet 2013 afin de protester contre les conditions de vie dans les centres d’hébergement, qui lui sont imposées à lui et à tant d’autres. Il a fait le choix de mettre en péril sa santé afin de rendre public ce que les requérants d’asile vivent en Suisse et d’illustrer à quel stade de souffrance et de désespoir nos politiques d’accueil peuvent mener, alors que, dans son cas précis, un retour en Turquie serait synonyme de mort. Il est un exemple parmi d’autres des «dégâts collatéraux» engendrés par les conditions toujours plus invivables qui sont imposées aux requérant-e-s. Musicien professionnel, Memyan a subi six ans d’emprisonnement, maltraitances et tortures en Turquie à cause de ses origines et de ses engagements politiques. Après avoir vu son père mourir dans la même prison que lui, il a décidé de fuir la Turquie en juillet 2011 afin de demander l’asile en Suisse. Persécuté dans son propre pays parce que «kurde», il a vite compris qu’il se verrait maintenant rejeté parce qu’«étranger». Il persiste cependant à vouloir s’intégrer et tente de vivre en enseignant le saz, luth utilisé dans la musique kurde traditionnelle.

Memyan est possesseur d’un permis N et réside actuellement dans le centre de Rheineck, dans le canton de Saint-Gall. A des conditions de quasi-détention, devenues invivables, s’ajoute le besoin pour Memyan de tenter de soigner les séquelles mentales et physiques liées aux différents traumatismes subis en Turquie. Mais malgré maintes demandes officielles de prise en charge psychologique et de soins physiques, il a dû faire face à autant de refus catégoriques avec pour motifs «un coût trop élevé». Le même motif est avancé pour refuser les cours d’allemand, pourtant souhaités par les requérant-e-s, ou encore leurs demandes répétées pour obtenir le matériel nécessaire au nettoyage de «leur» centre. Ebahi par ces réactions incompréhensibles, Memyan se demande comment «on peut supporter de voir les étrangers se faire traiter pire que des chiens». Et c’est là le problème, on ne voit pas comment. «Invite-les, dis leur de venir voir où je vis, il faut que les gens comprennent, la réalité est bien cachée en Suisse.»

La persistance de ces refus et les souffrances quotidiennes ont mené Memyan au «dernier recours» avec l’espoir de pouvoir lancer un appel à la prise de conscience. C’est depuis son foyer où il se sent «de retour dans la prison qu’il a quittée» qu’il tente un geste désespéré afin d’attirer l’attention «de tout être humain capable de comprendre qu’on ne peut pas traiter autrui de cette manière». Alors qu’une assistance médicale est prévue si «cela se passe mal», Memyan a montré sa détermination en refusant de signer le document alors qu’il entamait son quatrième jour de grève de la faim.

Les durcissements successifs de la Lasi ont démontré par leurs conséquences et par les chiffres qu’ils ne résolvaient pas ce qui les justifiait. Est-ce à dire qu’on fait vivre un deuxième enfer à des personnes déjà meurtries sous l’habituel et fallacieux prétexte qu’on «ne peut pas accueillir toute la misère du monde»? Les mythes nationaux entament notre humanité, il est temps d’ouvrir les yeux.

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