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MAH: UN MUSÉE SÉQUESTRÉ

GENÈVE • Le projet de rénovation du Musée d’art et d’histoire (MAH) retenu par la Ville ne fait pas l’unanimité. Pour l’historienne Suzanne Kathari et l’architecte Marcellin Barthassat, le concept Jean Nouvel ne respecte pas l’intégrité architecturale du bâtiment.  
La cour intérieure du musée est chargée de mettre en valeur l’escalier monumental par l’éclairage naturel qui passe au travers de ses grandes baies vitrées. CECILIA MAURICE DE SILVA

La gestion du dossier de restauration et d’agrandissement du Musée d’Art et d’Histoire, à Genève, est déconcertante, tant ce projet paraît être le fruit de la seule idée de quelques responsables chargés des bâtiments de la Ville, qui ont conduit celle-ci à choisir en 1998 un projet n’occupant que la cour centrale du bâtiment. Cette solution facilitait certains aspects techniques et juridiques du dossier en limitant l’extension au périmètre de l’actuel musée. Le projet avait apparemment d’autant plus de chances de passer qu’il émanait des bureaux d’un célèbre architecte français, Jean Nouvel. Le prestige de celui-ci n’eut semble-t-il pas de peine à convaincre tous les magistrats successifs en charge de ce dossier. Soutenu par une volonté sans faille, ce projet, qui occultait la cour centrale du bâtiment, provoqua des débats difficiles au Conseil municipal. Mais les questions pertinentes de certains élus municipaux eurent tôt fait d’être mises en échec par l’obstination affichée du Conseil administratif présentant la solution Nouvel comme la seule disponible et aboutie.

Un examen des processus mis en œuvre, dès l’appel d’offres qui tint lieu de concours, montre que de consultation, il n’y eut point. La sélection ne fut pas réalisée par un jury mais par les mêmes qui avaient commandité le projet. Il n’y eut pas plus de consultation au sein de l’administration municipale et moins encore auprès d’instances susceptibles d’éclairer, à tout le moins d’apporter une réflexion supplémentaire à un projet de transformation et de restauration qui méritait pourtant une analyse circonstanciée. Une fois encore, un fonctionnement administratif cloisonné permettait de persévérer dans un choix erroné ne tenant aucun compte de l’histoire de ce bâtiment, de son implantation et de ses spécificités architecturales, de la vision qu’avait eue pour lui son créateur et de l’influence d’une époque dont un MAH encore dans son état d’origine nous apporte aujourd’hui à Genève le seul témoignage.

Partant d’une réflexion non aboutie, les promoteurs du projet se sont fait l’idée que le volume du musée était assez vaste pour abriter des surfaces d’exposition supplémentaires sans chercher à créer des extensions hors de ses murs.

Un court temps de réflexion et de consultations supplémentaires aurait pourtant permis de déboucher sur une analyse différente des enjeux et des solutions. En effet, une lecture plus attentive du bâtiment montre qu’il a été construit en se fondant sur un modèle, celui d’une époque architecturale bien précise dont on trouve des exemples dans différentes villes, répondant à une volonté affichée par les autorités d’alors de doter Genève d’une architecture à la hauteur du prestige international dont la ville était alors l’objet.

Le musée genevois a donc été construit dans l’esprit de cette nouvelle acception d’une Genève qui franchit ses murs et s’étend désormais sur les terrains gagnés après la démolition des fortifications. L’édifice lui-même se réfère à deux niveaux différents du terrain disponible: le niveau supérieur de la rue Charles-Galland, liant le plateau des Tranchées à la Vieille-Ville, et celui, inférieur, des boulevards Helvétique et Jaques-Dalcroze. Il est lui-même bâti à partir de deux éléments qui soulignent indissociablement ce prestige: le grand escalier monumental et la cour intérieure. Cette dernière est notamment chargée de mettre en valeur l’escalier monumental par l’éclairage naturel qui passe au travers de ses grandes baies vitrées.

Porter atteinte à cet ensemble ou ne serait-ce qu’à une partie de celui-ci, en l’occurrence la cour, c’est tout simplement porter préjudice à l’intégralité du musée. Il ne s’agit donc pas, pour les opposants à ce projet, d’une forme de caprice illustré par l’affrontement entre différentes conceptions architecturales, mais bien de faire valoir une lecture essentielle de la structure de ce bâtiment qui porte en lui un témoignage précis d’une architecture néoclassique.

Il est donc infiniment regrettable que la Ville se soit lancée tête baissée dans un projet de restauration/transformation sans procéder à un examen approfondi et responsable, et qu’elle ait encouragé tous ceux, nombreux, qui réclament la rénovation et l’agrandissement du musée à croire qu’il n’existait qu’une seule solution, à savoir celle qu’elle propose: trouver de la place en agrandissant le MAH selon le projet conçu par Jean Nouvel pour un montant estimé à l’origine à une quarantaine de millions de francs et, de manière presque secondaire, restaurer l’édifice pour un même montant. Après l’avoir pour ainsi dire imposée, il ne manquait plus qu’à trouver des donateurs privés pour engager le projet plus avant.

La restauration du MAH étant urgente, certains élus et bénévoles n’ont pas lésiné sur leurs efforts pour trouver les sommes nécessaires. Cet objectif fut atteint en 2006, permettant de reprendre le projet Nouvel, un projet dont la nature, définie par le petit aréopage précité, n’avait pas varié d’un iota depuis 1998, malgré les objections déjà faites.

La situation de blocage a donc repris entre les tenants du projet d’agrandissement iconoclaste de M. Nouvel, qui veulent croire, sur la base de la renommée de ce dernier, qu’il s’agira d’un grand geste architectural, et les tenants, dont certains élus, d’une approche cherchant à respecter totalement l’intégrité architecturale du bâtiment. Une solution qui admettrait la couverture de la cour par une verrière, le creusement de salles sous la surface actuelle de la cour et l’extension à l’extérieur du périmètre actuel du musée.

La démarche mise en œuvre dans les choix de la Ville montre à quel point les Genevois sont exposés à la peur des défis de la part d’une administration publique qui n’a pas envie de convaincre mais seulement d’imposer. Jouant sur les divisions politiques au sein du Conseil municipal et sur la difficulté pour ce dernier d’organiser des débats structurés et documentés, il a ainsi été possible de le neutraliser afin de maintenir avec force un projet dont l’évolution n’a, depuis lors, été que cosmétique. Pratique courante, malheureusement, qui permet de brouiller les pistes et d’ébranler les positions.

La gestion d’un tel dossier en catimini, au creux des officines de l’administration, empêche tout débat citoyen, toute possibilité, pour chacun, de se familiariser avec une vision accomplie et idéale d’un projet qui, en l’espèce, n’a jamais atteint le stade de propositions alternatives.

Le raisonnement appliqué au projet de remplissage entier, ou partiel, de la cour par des étages a également été étendu au projet de surélévation afin, soi-disant, d’offrir une vue imprenable sur la rade. Une fois encore, un triste mélange des genres, entre attrait touristique de masse à visée commerciale et préservation d’un écrin pour les richesses patrimoniales de Genève, cède aux modes de l’instant, au mépris même de la loi. Nous avons effectivement découvert avec ébahissement que le rehaussement du musée avait été calculé sur la base de gabarits dérogeant à la loi sur les surélévations, qui spécifie précisément qu’il est interdit d’y procéder dans ce périmètre de la ville. Ainsi, des techniciens dont on connaît la compétence indiscutable en matière d’architecture et d’histoire bafouent des règles qu’ils sont sensés connaître mieux que quiconque. Et c’est bien un projet complètement dérogatoire aux lois LCI et LPMNS1 value="1">1 Respectivement la Loi sur les constructions et installations diverses (LCI) et la Loi sur la protection des monuments, de la nature et des sites (LPMNS)., contraire également aux chartes internationales de la restauration, qui se voit ainsi imposé à tous.

Comme il est difficile de reconnaître ses erreurs, la Ville semble persister dans son obstination et cherche encore aujourd’hui à imposer une solution de rapiéçage sur un bâtiment qui ne sera plus qu’une juxtaposition hétérogène d’éléments constructifs de béton, d’acier et de verre n’apportant aucune cohérence ni nouveauté structurante, piégeant quelques vestiges de l’idée originale de Marc Camoletti. La Commission des monuments, de la nature et des sites (CMNS) du Département cantonal de l’urbanisme – très critique sur le noyautage de la cour dans les premières versions du projet en 2008 et en 2012 – semble avoir dû finalement se résigner à l’acceptation de trois plateaux suspendus au-dessus de la cour et d’un plateau au niveau des arcades du rez-de-chaussée. Ainsi devrons-nous nous pâmer devant une illusion de neuf qui se substituera à ce qu’aurait dû être une intervention respectueuse et de qualité.

L’autre problème est économique, l’argent constituant un paramètre si important dans des projets d’une telle ampleur (aujourd’hui l’estimation se monte à plus de 120 millions de francs) qu’il est capable d’influer sur la qualité du projet. Il en va de même dans le cas d’espèce où, malgré la richesse de notre collectivité, nous semblons incapables de consentir à un investissement important contributif du prestige que nous revendiquons pour notre cité et optons dès lors pour une solution intermédiaire, mitigée, tape-à-l’œil et, finalement, médiocre. Nous en sommes là: une richissime bourgade qui se prend pour le nombril du monde, mais conserve scrupuleusement sa mentalité provinciale.

Les deux demandes de classement interjetées respectivement par Patrimoine suisse (demande de classement du monument de Camoletti, 2 avril 2008) et Action Patrimoine vivant (demande de classement de l’îlot urbain compris entre Charles-Galland et Promenade du Pin, 10 janvier 2012) ont recueilli un préavis favorable de la CMNS. A ce jour, elle n’ont pourtant pas encore été entérinées par le Conseil d’Etat.

Il est encore temps pour que la Ville témoigne de plus d’ambition et d’une meilleure capacité de promouvoir un dialogue réel et non feint avec les milieux qui sont en mesure d’apporter une plus-value en matière de patrimoine et d’architecture. I

 

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