Contrechamp

Le grand gaspi

AGROALIMENTAIRE (I) • Un tiers des denrées alimentaires produites chaque année dans le monde sont perdues ou gaspillées. Principaux coupables: les consommateurs. Les retombées croissantes du gaspi en nuisances environnementales sont préoccupantes.  

Gaspi. Le terme n’est qu’un diminutif. Mais les organisations impliquées dans l’évaluation et la réduction du gaspillage alimentaire l’emploient pour exprimer le gigantesque potlatch auquel s’adonne notre espèce de mammifères boulimiques. Sur fond de sous-alimentation d’un milliard de nos semblables, il recouvre l’un des plus grands scandales actuels de l’humanité.

Globalement, le tiers de la production mondiale destinée à la consommation humaine, soit plus d’1,3 milliard de tonnes de nourriture, se perd chaque année dans les circuits de l’alimentation. De quoi réduire considérablement la sous-alimentation de la plupart des pays pauvres, et notamment le taux de mortalité infantile en Asie, en Amérique latine, au Sahel ou dans la corne d’Afrique.

Responsables de cette gigantesque gabegie? Les mises au rebut et les destructions massives pratiquées «entre le champ et l’assiette» – la formule est de l’agence onusienne pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) – par les producteurs, les industriels, les centrales d’achat et de distribution, les grandes surfaces, les entreprises de restauration et les usagers eux-mêmes.

Compte tenu de la pluralité des méthodologies d’enquêtes, des structures de production et de distribution, des techniques de marketing et des habitudes culinaires, les bilans du gaspi varient d’un pays à l’autre. Selon une étude du SIWI1 value="1">Institut International de l’eau de Stockholm., dans les pays les plus pauvres, la majorité des pertes de nourriture ont lieu avant d’atteindre le consommateur: 15 à 35% dans les champs et 10 à 15% dans les phases de fabrication, de transport et de stockage. Dans les pays riches, la production est plus maîtrisée, tandis que le gaspillage intermédiaire et, en bout de chaîne, celui des ménages sont nettement plus importants. Une estimation récente de la FAO confirme l’expertise suédoise.

En Amérique du nord, la perte de nourriture représente 280 à 300 kg par personne et par an, sur une production totale destinée à la consommation de l’ordre de 900 kg/pers/an. Soit 30% des denrées comestibles qui finissent à la poubelle. En Europe, la moyenne des pertes oscille entre 95 et 115 kg/pers/an, celle de l’ensemble des pays de la planète entre 160 et 170 kg/pers/an. Dans les pays pauvres, le gaspillage des consommateurs est logiquement insignifiant: entre 6 et 11 kg/pers/an. Rareté oblige.

Parmi les pays membres de l’Union européenne, en 2007-2008, la Grande-Bretagne détenait le triste record du gaspillage alimentaire, avec 140 kg/pers/an pour un Londonien. L’ensemble du Royaume-Uni totalisait 6 millions de tonnes d’aliments jetés à la poubelle. Une enquête de la Revue durable évaluait la perte à Vienne autour de 60kg/pers/an. Pour l’observatoire belge RDO, le gaspi s’élevait en moyenne à 15,2 kg/pers/an. En France, le volume de déchets ménagers était de l’ordre de 20 kg/pers/an.

Les estimations internationales plus récentes procèdent à des révisions qui n’ont rien de rassurant. Par exemple, en Suisse, paradigme traditionnel de la rigueur, des études de l’Office fédéral de l’agriculture et de l’Université de Bâle, menées sous l’égide de la FAO, constatent l’équivalent d’une perte de 289 kg/pers/an sur l’ensemble de la chaîne alimentaire, partant, un gaspi de plus de 22 kg/pers/an. Quant aux quantifications françaises, elles signalent une nette augmentation des rebuts soustraits à la consommation. L’expertise de l’ADEME2 value="2">Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie. met à plat la composition de 100 kg d’ordures ménagères putrescibles: 72 kg de déchets a priori comestibles, dont 15 kg de fruits et légumes et 7 kg de produits encore emballés.

«Entre le champ et l’assiette», quels sont les différents stades de la déperdition alimentaire? La grille du gaspillage se reproduit dans toutes les sociétés de grande consommation. Les rebuts au niveau de la production participent au gaspillage des ressources. Dans les pays sujets aux aléas climatiques, ou contraints aux monocultures intensives et à l’exportation pour pallier les emprunts auprès du FMI ou de la Banque mondiale, la perte de denrées – jusqu’à 30% – est plus importante que dans ceux qui maîtrisent un certain nombre de techniques agricoles (cultures, amendements, transport stockage) – de 10 à 15%. Indépendamment de toute considération qualitative.

Mais c’est au niveau de la transformation et dans les circuits de distribution (centrales d’achat, grandes surfaces, marchés de gros ou de détail, voire petites épiceries) que l’on déplore l’essentiel du gaspi intermédiaire. En Angleterre, une statistique de la WRAP3 value="3">Organisme anglais de développement durable (campagnes anti-gaspi). évalue entre 30 et 40% le rejet des récoltes non conformes à la demande des industries agroalimentaires. Ce sont les critères d’aspect, de calibre (fruits et légumes), ou d’aptitude au conditionnement qui priment le plus souvent la valeur nutritive.

Le rapport de la Commission européenne de 2010 donne une idée approximative des proportions du phénomène. Sur les 89 millions de tonnes par an de produits gaspillés par les 27 pays de l’UE, 39% proviennent de l’industrie agroalimentaire, 5% de la distribution, 14% de la restauration hors foyer et 42% des ménages. A noter que la restauration collective gaspille moins que la restauration commerciale.

L’analyse des causes de l’incurie générale s’impose. Elles sont multiples et fluctuantes: pouvoir d’achat (la modicité des prix est un facteur important), aléas d’approvisionnement commercial, réglementation hygiénique, campagnes promotionnelles, système plus ou moins arbitraire des dates de péremption, conditionnement inadapté aux besoins, gestion imprévoyante du frigo, cuisine bâclée, manque de temps. Au bout du compte, la responsabilité des consommateurs est engagée au niveau des achats, de la préparation des repas et des repas eux-mêmes.

En ce qui concerne les effets du gaspillage, l’ignorance s’ajoute au laisser-aller général. La grande majorité des usagers n’imaginent pas les impacts du gaspi en termes de coûts financiers.

Il est vrai que la comptabilité des pertes financières est difficile à établir. L’interférence des coûts (production, transformation, transport, stockage, prix des denrées, des repas, voirie, incinération) complique les estimations. Néanmoins l’ensemble des enquêtes esquisse une approche quantitative du déficit en cours.

En France, en se basant sur le coût moyen du gaspillage par habitant et par an (410 euros), la perte s’établirait entre 15 et 20 milliards d’euros. Le gaspillage annuel des 1072 grandes de surfaces représente six fois le budget des Restos du cœur. Aux Etats-Unis, où les restes de dindes du dernier Thanksgiving s’est soldé par un coût de 282 millions de dollars, le gaspi global de quelque 312 millions d’habitants atteint plus de 100 milliards d’euros. En Grande-Bretagne, le gâchis alimentaire correspond à 14 milliards d’euros. En Belgique, les 15 000 tonnes d’aliments dilapidés permettraient de financer 30 000 repas. En Suisse, selon une étude de l’Office fédéral de l’agriculture, un foyer de quatre personnes gaspille 2000 francs de denrées par an, en particulier en déchets de pain, de céréales et dérivés.

Tout compte fait, le gaspillage des pays riches équivaut à la moitié de la production alimentaire de l’Afrique subsaharienne. Le 1,4 milliard de tonnes de d’aliments détruits annuellement dans le monde, y compris dans les pays émergents, suffirait à nourrir les 3/4 des pays pauvres en sous-alimentation endémique. Comble d’ironie, aux frais de gestion, de transport et de destruction des déchets, il faut ajouter ceux des études pilotes et des programmes de réduction des déchets. Et les méfaits du gaspi ne se limitent pas à la gabegie financière.

Ce qui préoccupe de plus en plus les observatoires et les lanceurs d’alerte sont les retombées croissantes du gaspi en nuisances environnementales (sols, eau), en investissements énergétiques (carburants, intrants, travail) et en effets polluants qui contribuent à la dérégulation des équilibres de la planète. Là encore, les bilans ne sont pas évidents.

Pour la mission agriculture de France Nature Environnement «le gaspillage alimentaire représente autant de pollutions des sols inutiles ou de consommation d’eau pour irriguer ces mêmes terres. Il est certain que des économies permettraient d’éviter d’avoir à doper la production agricole à grands coups d’engrais, de pesticides ou de déforestation, sans compter les bénéfices économiques et sanitaires pour la population». Il s’agit là d’une circularité perverse, où l’alimentation détruite en aval induit en amont un surcroît d’épuisement des ressources: usure et empoisonnement des sols, surexploitation des nappes phréatiques et des réserves naturelles d’eau. Dans les pays en déficit hydrique chronique, cela se traduit par l’accroissement de la paupérisation.

L’iniquité des cours des denrées fixés par le marché mondial et la servitude des monocultures pour l’exportation et le remboursement des dettes au FMI et à la Banque Mondiale sont directement liées à ce gaspillage à l’échelle de la planète. Au fond, dans le système global, le gaspi finit par stimuler la machine capitaliste de la production/consommation.

Les calculs des experts donnent une idée de l’ampleur de l’impact écologique. 1 kg de farine dépense 1000 litres d’eau, 1 kg de viande rouge, 16 000 litres. Aux Etats-Unis, le gaspi d’un tiers de la nourriture produite équivaut à l’utilisation de 40 000 milliards de litres d’eau, soit les besoins de 500 millions de personnes. Selon une évaluation de la Commission européenne, 30% des impacts écologiques et 20% du changement climatique sont imputables aux citoyens européens. Avec cette équivalence significative: l’économie de 60% de l’alimentation anglaise mise au rebut permettrait, selon le WRAP, d’assurer l’éclairage annuel de villes comme Glasgow et Edimbourg, soit de 2 millions d’usagers.

Corollaire de la déperdition énergétique, elle génère de surcroît, partout où elle s’accomplit, des émissions de gaz à effets de serre particulièrement agressifs pour les régimes climatiques. Actuellement, à l’instar du SIWI suédois, la plupart des organisations anti-gaspi planchent sur l’évaluation des milliards de tonnes de CO2 qui viennent s’additionner aux diverses émanations diffusées par les sociétés industrielles du «bien-être». La guerre contre le gaspillage semble déclarée. Aura-t-elle raison de l’autre guerre, envers désastreux et non dit du chaos mondial, la guerre économique des pays nantis contre les «damnés de la terre»?

Deuxième volet: La guerre au gaspi, à paraître le 10 avril 2013.

Notes[+]

* Forum civique européen.

Opinions Contrechamp Jean Duflot

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