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La bureaucratie, nouvelle arme d’Israël

CISJORDANIE • Le tristement célèbre mur n’est pas qu’une simple frontière militaire. Il s’agit d’un dispositif qui, lentement, permet à la colonisation des terres palestiniennes de progresser. Eclairage.

Noor, 43 ans, habite Jayyus, un village situé au cœur de la campagne palestinienne. Comme la plupart des habitants de la région, il possède une centaine de dunums (soit quelque 100 000 m2 de terrain) sur lesquels il fait pousser des olives, des oranges et des citrons. La vente de ces produits représente l’unique revenu de sa famille, qui l’aide dans ses cultures. Toutefois, depuis 2002, le gouvernement israélien a érigé un mur qui sépare la Cisjordanie des terres revendiquées comme israéliennes. Celui-ci s’incruste dans le territoire palestinien bien au-delà de la frontière définie par les accords de 1949, isolant certains villages du reste du pays.

C’est ainsi que les champs appartenant à Noor se sont retrouvés de l’autre côté de la barrière de séparation empêchant leur accès. Pour pouvoir cultiver ses terres, Noor a donc dû demander un permis pour passer l’une des deux portes qui relient le village à ses champs. Pour obtenir ce papier, il a tout d’abord dû prouver son titre de propriété sur le terrain à cultiver, en fournissant une attestation qui lui a coûté 100 shekels (environ 30 francs suisses). Puis la demande a été envoyée à l’office israélien chargé de la gestion des permis (DCO). Celui-ci a alors divisé le nombre de dunums possédés par le nombre de personnes au sein de la famille de Noor afin de décider du nombre de permis accordés. Si le résultat revient à moins de 5 dunums par personne, aucun permis n’est octroyé. Cela signifie que les familles nombreuses ou celles possédant peu de terrain sont dépossédées de leurs terres.

Durant un mois, Noor a attendu une réponse. Finalement, comme sa famille est peu nombreuse et qu’il possède une centaine de dunums, sa demande a été acceptée et il a reçu un permis pour un mois. Il peut désormais, durant cette période, traverser la porte de la barrière spécifiée sur son permis. Généralement, les portes ouvrent une heure le matin (entre 5 h et 6 h), une heure en début d’après-midi et une heure en fin de journée (vers 17 h). En dehors de ces horaires, le passage est impossible et les travailleurs qui n’atteignent pas la porte dans les temps sont condamnés soit à perdre une journée de travail, soit à passer la nuit à l’extérieur.

La situation de Noor est celle de chacun des habitants de Jayyus. Malheureusement, tous n’ont pas sa chance: sur les 4000 villageois, seuls 470 disposent à présent d’un permis, parfois délivré pour un seul mois. Le nombre de refus est très élevé, et souvent sans justification. De ce fait, le taux de chômage est en constante augmentation (actuellement autour des 45%, alors qu’il s’élevait à 12% avant la construction du mur). Par ailleurs, le DCO attribue la plupart du temps le permis à un membre qui ne pourra pas s’en servir (jeunes enfants ou personnes âgées). Ce fut par exemple le cas d’une famille qui a reçu un seul permis, établi au nom du fils de 19 ans, alors en prison.

Sur 330 demandes déposées depuis le 1er janvier 2013, 175 sont restées sans réponse. Les paysans ne peuvent ni user de leur droit de recours contre un refus arbitraire ni déposer une nouvelle demande, et ils n’ont par conséquent aucune possibilité d’accéder à leurs champs. On discerne mieux la logique sous-jacente à ces pratiques si l’on sait que, selon la loi des territoires occupés, un paysan ne travaillant pas sa terre durant trois ans en perd la propriété. Ainsi, à cause de ces restrictions d’accès, nombreux sont ceux qui se sont vu déposséder de leurs champs.

Il faut également souligner le fait que si l’un des membres d’une famille est emprisonné pour une quelconque raison, la famille entière peut perdre ses permis, lesquels deviennent pratiquement impossibles à obtenir à nouveau.

Ce système est évidemment justifié par le gouvernement israélien sous couvert de sécurité. Mais le plus inquiétant n’est pas son injustice flagrante, ni même l’expropriation des terres palestiniennes qu’il provoque. Le plus inquiétant est que, depuis sa mise en place en 2002, il est entré dans les habitudes des individus qui y sont confrontés et ne semble plus choquer l’opinion publique internationale.

Selon Hanna Barag, activiste israélienne au sein de l’association Machsom Watch, c’est ainsi que l’occupation est devenue un système, elle a été normalisée dans le quotidien et la structure politique de la Palestine. Comme elle le rappelle, «désormais, ils ne contrôlent plus l’occupation avec des armes mais avec la bureaucratie».

* Observatrice des droits humains en Palestine et en Israël, mandatée par l’Entraide protestante suisse (EPER) et Peace Watch Switzerland (www.peacewatch.ch)

Opinions Agora Elisa Turtschi

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