Contrechamp

Dérives fascisantes de la grande bourgeoisie

9 NOVEMBRE 1932 • Christian Mounir revient sur la tragique journée du 9 novembre 1932 à Genève, qui a vu l’armée suisse faire feu sur des manifestants antifascistes, et livre quelques clefs de lecture venant compléter l’interview de l’historien Jean Batou.

Le compte-rendu, publié dans Le Courrier du 5 novembre, de l’entrevue avec mon ami Jean Batou au sujet des événements du 9 novembre 1932 en donne sans doute une version savante mais, il me semble, un peu distancée. J’ai pour ma part le privilège d’avoir auditionné et pris d’abondantes notes auprès de militants qui ont vécu et décortiqué ces événements au premier chef, en particulier Robert Mégevand, responsable du Drapeau Rouge, organe du Parti communiste, de la Garde ouvrière et du Secours rouge; Alfred Michel, un des responsables de la formation politique du Parti et «Milo» Lüscher, blessé par balle. Ils m’ont fait comprendre le sens profond de cette journée en restituant l’exactitude des faits par le menu et ensuite à bien les situer dans le contexte général et particulier de la Suisse de l’époque.

Selon votre compte-rendu, il serait «un peu réducteur» de caractériser de fasciste le meeting convoqué par l’Union nationale de Géo Oltramare. Or ce parti résulte de la récente fusion, à l’époque, de l’Ordre politique national, clairement d’obédience fasciste, avec l’Union de défense économique, représentante du patronat genevois dont le leader n’est autre que le député Théodore Aubert, futur fondateur de la Ligue anticommuniste internationale dite «Ligue Aubert»! Par ailleurs, contester le caractère fasciste du meeting au prétexte qu’il y avait dans la salle «surtout des représentants de la bonne société genevoise» revient à lâcher la proie pour l’ombre. Ce serait plutôt tout le contraire qui serait vrai: leur présence traduisait bel et bien leurs sympathies politiques!

Ma fréquentation – sans accointance –, dans mes années d’université entre 1967 et 1973, de plusieurs membres zofinguiens de ces familles et mes conversations avec certains d’entre eux, parfois tout de même un peu critiques, m’ont apporté de précieux renseignements sur la lame de fond fascisante qui balaya toute la bourgeoisie patricienne suisse comme celle de toute l’Europe à cette époque et dont on aurait tort d’ignorer que «le ventre de la bête est toujours fécond» (Brecht) aujourd’hui! Les grenades d’exercice lancées sur certains cortèges des années 1968-1970 dans la rue de la Corraterie depuis les terrasses de la Treille et les demeures patriciennes de la rue des Granges, ainsi que dans des assemblées populaires à la Salle du Faubourg en ont témoigné.

Ce qu’il faut dire clairement, c’est que le climat de préparatifs de guerre était déjà nettement perceptible, bien avant son déclenchement en 1939, en témoigne le mouvement Amsterdam-Pleyel. La grande crise des années 1929-1931, le chômage et le dénuement accentuaient les tensions sociales. Il faut souligner que la guerre a pris à l’époque moderne un très clair caractère de guerre civile. Elle affiche le triple but de conquérir des ressources humaines et matérielles exploitables pour le profit et de détruire toute opposition par l’installation de régimes autoritaires ou dictatoriaux. C’est bien une guerre civile larvée et un climat prérévolutionnaire qui traversent l’Europe au cours de ces années troublées et dont la fascisation de la société par le haut fait partie des préparatifs du grand capital.

En Suisse aussi, des conseillers fédéraux comme Giuseppe Motta, ami du Duce, Marcel Pilet-Golaz, proche du Mouvement national Suisse pro-hitlérien, en témoignent de manière visible. Pour bien comprendre le clair parti pris des représentants de la bourgeoisie, que l’on pense seulement à l’invraisemblable non-lieu, totalement infondé au plan juridique, dont bénéficièrent en 1923 les deux assassins de l’ambassadeur soviétique Vorovsky à Lausanne, Conradi et Lodygensky, deux gardes blancs d’extrême droite russes, officiers de l’armée contre-révolutionnaire du général Wrangel, tristement célèbre pour ses innombrables exactions. Non-lieu légitimé par la nature anti-communiste de leur crime et défendus qu’ils étaient par… Me Théodore Aubert!

Il convient donc de ne pas se leurrer ou jouer les naïfs: le meeting convoqué par l’Union nationale était clairement une attaque à caractère fasciste contre les forces de gauche, et avant tout leurs ailes révolutionnaires, le Parti communiste, les socialistes de gauche de Léon Nicole et les grands oubliés de nombre de comptes-rendus, qui joueront d’ailleurs un rôle tragique et déterminant au cours de cette journée, les anarcho-syndicalistes de Clovis Pignat et Lucien Tronchet, héritiers de la tradition des ouvriers du bâtiment italiens portée par Bertoni et Vuattolo.

Bien que très minoritaires, les forces militantes de ces mouvements sont extrêmement actives sur le terrain des luttes sociales et inquiètent la bourgeoisie bien plus que les études académiques ne savent le relever. Les échauffourées sont fréquentes entre elles et des membres de bandes fascisantes comme «les lascars» de l’Union nationale, sous la direction de Jacques Aeschlimann et Michel Kupsc.

Le caractère de violente provocation politique de ce meeting ne peut non plus pas être contesté et deux choses doivent nous faire réfléchir à l’utilisation qui en a été faite. D’une part, dans ses mémoires de 1963 encore, le conservateur Albert Picot, alors conseiller d’Etat, écrit «l’atmosphère créée par Nicole, la tension des esprits était telle…», faisant porter à la gauche la responsabilité pleine et entière des événements. D’autre part, la soi-disant «passivité» du gouvernement qui refuse d’interdire une telle provocation dans le contexte de tension de l’époque s’avère de fait un blanc-seing, sinon carrément un franc soutien, apporté à l’extrême droite et montre sa duplicité même par l’appel fait ensuite «à chaud» à la répression de la contre-manifestation par l’armée.

Du côté des manifestants, des responsabilités politiques sont également à relever. D’une part, seul le petit Parti communiste est organisé pour encadrer ses militants et ses sympathisants et il a mobilisé la garde ouvrière qui assure le service d’ordre. En revanche, les socialistes et les anarchistes appellent largement au rassemblement mais ne disposent pas d’organisation structurée capable de canaliser la manifestation. Cela souligne l’inconséquence des socialistes de Léon Nicole sur le terrain de la lutte sociale. Ce sera une des causes secondaires du drame.

L’affirmation que les officiers «ont agi comme des Pieds nickelés» contribue à déresponsabiliser de fait des gens qui, jusqu’au dernier moment de leur vie, ont pleinement assumé leurs actes. Résolument anti-communistes, ils ont au contraire saisi là une «belle» occasion d’en découdre, à la manière des Corps francs dans l’Allemagne de Weimar. Ces gens savaient parfaitement ce qu’ils faisaient et «l’envoi d’une petit quantité d’hommes» arme en bandoulière et casqués «dans la foule» constituait une claire provocation.

C’est à ce moment-là qu’intervient la responsabilité des anarcho-syndicalistes échauffés par les vitupérations «pacifistes» de leurs chefs appelant à désarmer les soldats et à les renvoyer dans leur caserne! On a tort d’en faire porter la responsabilité à «la foule en colère». Les militants de la garde ouvrière se sont battus contre les anarcho-syndicalistes pour attirer à eux les soldats pris à parti, les placer derrière eux contre la façade de ce qui était à l’époque la banque de Genève, à l’angle de la rue de Carouge et le boulevard du Pont-d’Arve et leur faisant une haie de protection pour leur permettre de se replier.

Dans le but de déjouer la provocation, le président du Parti communiste Henri Füst s’est frayé un passage à travers la foule, suivi de Jules Daviet, vice-président, afin d’aller informer le gros de la troupe et ses officiers placés devant le Palais des expositions avec un fusil mitrailleur sur son trépied que leurs camarades étaient en sécurité et négocier les modalités de leur retour sans encombre. Henri Füst n’était qu’à quelques enjambées de les atteindre lorsqu’il a vu les soldats armer leurs fusils et mettre en joue; il s’est mis à courir en leur direction en criant «ne tirez pas, ne tirez pas» les mains en avant. C’est alors que la première salve lui a décalotté la boîte crânienne. Daviet, plusieurs mètres derrière, fut lui touché par de nombreuses balles dans le haut des jambes et Lüscher à l’aine.

Pour ce qui est du climat sociopolitique de l’époque, la dérive fascisante de toute une partie de la grande bourgeoisie européenne n’est pas un événement fortuit. Il s’agit d’une réponse politique circonstanciée à l’agitation populaire provoquée par la crise économique et ses effets sociaux. La guerre de 1914, au plan économique, a détruit surtout du capital humain et militaire, mais hormis quelques villes et villages du Nord de la France, de loin pas assez de biens pour engendrer cet «appel d’air» économique qu’a été la reconstruction de l’Europe dévastée en 1945 et qui a fait l’essence des «trente glorieuses» qui ont suivi.
Au plan politique, la bourgeoisie n’avait pas pris de mesures, ou très peu pour contenir le mouvement de révolte ouvrière et populaire, ce qui a abouti à la vague révolutionnaire des années 1918-1920 dans toute l’Europe – et même en Suisse, avec la Grève générale et le Comité d’Olten et ce, en dépit de forces de gauche très peu développées chez nous. Mais 1914-1918 a aussi mis en évidence que le contexte «national» des guerres modernes masque en réalité les intérêts économiques et financiers phénoménaux du grand capital et que les peuples jetés les uns contre les autres ne sont que des instruments manipulés à son profit.
En outre, la révolution soviétique porte un double coup aux capitalistes: c’est la première révolution populaire triomphante de l’histoire, en dépit de l’intervention de dix-sept pays aux côtés des Russes blancs, dans une épouvantable guerre civile de trois ans. Et, sur le plan économique, c’est la perte d’un eldorado financier, les «emprunts russes», le service de leur dette étant répudié par les bolcheviques. Alors que n’existent aucune des protections et garanties sociales concédées après 1945 dans le but même de contenir la révolte du mouvement ouvrier et populaire et dont la «paix du travail» constituera le fleuron, ce contexte de crise permanente du capital, de chômage, de dénuement et de luttes sociales met la bourgeoisie sur la défensive et la rapproche de plus en plus de solutions autoritaires.

Le défilé officiel en bon ordre devant les autorités civiles et militaires de l’Union nationale avec salut fasciste dans les cortèges patriotiques des 1er juin et 11 septembre en sont un signe. On aurait tort de minimiser ces événements en leur attribuant un caractère accidentel. Peut-être, pour bien comprendre ce dont il est question, il est bon de rappeler ici ce diagnostic cinglant d’un autre professeur de l’université de Lausanne, le politologue feu François Masnata: «la Suisse est une société élitaire, à base corporative, en marche vers le totalitarisme»1 value="1">F. Masnata, C. Rubattel (eds), Le Pouvoir suisse 1291-1991, Ed. de l’Aire, Lausanne 1991 – p. 19.. Menacez un tant soit peu l’élite sans y être extrêmement bien préparé et vous verrez de quel bois elle se chauffe…
 

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