Contrechamp

Quand l’état ignore le devoir de mémoire

HISTOIRE • Pas de condamnation de la répression du 17 octobre 1961 à Paris. Pas de reconnaissance de la pression exercée par la Suisse sur l’Allemagne pour qu’elles discriminent les détenteurs juifs d’un passeport allemand. Une volonté d’Etat fait-elle obstacle au devoir de mémoire?, s’interroge Karl Grünberg.

Le souvenir vigilant des crimes du passé, la volonté de les débusquer, le courage de les nommer: le devoir de mémoire1 value="1">Le devoir de mémoire est le titre français donné en 1995 à un ouvrage posthume de Primo Levi reprenant un entretien accordé en 1983 à deux historiens italiens. Primo Levi, Le Devoir de mémoire, entretien avec Anna Bravo et Frederico Cereja, traduit de l’italien par Joel Gayraud, avec une préface et une postface de Frederico Cereja, Paris, éd Mille et une nuits, 1995. L’invention du «devoir de mémoire» Olivier Lalieu www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2001-1-page-83.htm devait épauler les avances de la démocratie et de la justice. Ces efforts s’effritent depuis les torpilles lancées en 2001 contre la Conférence mondiale contre le racisme.

Après plus de vingt ans de campagne de la gauche antiraciste et anticolonialiste, le président français fraîchement élu communique sèchement à l’occasion du cinquante-et-unième anniversaire de la manifestation écrasée dans le sang des Algériens à Paris: «Le 17 octobre 1961, des Algériens qui manifestaient pour le droit à l’indépendance ont été tués lors d’une sanglante répression. La République reconnaît avec lucidité ces faits. Cinquante et un ans après cette tragédie, je rends hommage à la mémoire des victimes».

La République reconnaît l’existence d’un fait et ce serait tout? Non. C’est à titre personnel que François Hollande rend hommage aux victimes. Et la droite de scander: «Hollande apprenti sorcier, la racaille va profiter». Les victimes du racisme profiteraient de manifester?

Le 22 juillet 2012, François Hollande a donné un beau discours pour rappeler que la police française a raflé 13 152 hommes, femmes et enfants juifs le 16 juillet 1942 à Paris pour les conduire au Vel d’Hiv avant leur déportation vers les camps de la mort. 76 000 Juifs de France déportés, 2500 revenus. La Shoah est le pire des crimes de masse. Pour satisfaire à des objectifs politiques, un peuple fut traqué sur des continents entiers en vue de son anéantissement.

Mais pourquoi ne pas reconnaître que la rafle du 16 juillet 1942 et la répression du 17 octobre 1961 sont comparables, que ce sont deux crimes d’Etat délibérément commis?

François Hollande a consacré 11 284 signes à son discours du Vel d’Hiv et 261 à son communiqué du 17 octobre 2012. Cette comparaison est-elle insignifiante?
Sous-préfet à Bordeaux, Maurice Papon avait collaboré à la Shoah. Il fut condamné en 1998. Préfet de Paris dix-neuf ans plus tard, il ordonnait cet autre massacre sous la responsabilité du ministre de l’Intérieur Roger Frey et l’autorité du Général de Gaulle.

Ceux qui demandent depuis des années la reconnaissance de ce crime ne peuvent se satisfaire du communiqué de François Hollande. Comment ne pas voir l’inégalité de traitement entre la lutte contre l’antisémitisme et la lutte contre l’islamophobie?

Ces questions mobilisent des émotions complexes. Pour les aborder avec sérénité, il faut commencer par porter un regard critique dans son propre pays.
Les responsables suisses de tous bords aiment à chanter sa «tradition d’accueil». Pourtant, dès le début du XXe siècle, des idéologues et des juristes ont considéré Juifs et Tziganes comme des menaces à l’identité nationale2 value="2">L’Überfremdung, «altération excessive de l’identité nationale» constitue dès 1919 le critère selon lequel sera refusée l’attribution d’une autorisation de séjour (LSEE, 6 mars 1931).. Pourquoi est-il encore aujourd’hui difficile de reconnaître que la stigmatisation des réfugié-e-s charpente depuis les années 1930 le racisme d’Etat?

Heinrich Rothmund, chef de la police des étrangers, en 1941: «Entre autres tâches, je combats aussi l’enjuivement de la Suisse depuis plus de vingt ans avec la police des étrangers et j’ai empoigné avec une particulière énergie le problème des émigrés juifs d’Allemagne»3 value="3">Suisse 1900 -1942. Un essai sur le racisme d’Etat, Anne Weill-Lévy, KarI Grünberg, Joelle Isler, Editions CORA, collection «Des noms. Des faits. Des dates», 1999, Lausanne..
Après-guerre, cette politique s’est appliquée à la discrimination des travailleurs étrangers. Européens avant l’Union européenne, ils subissaient le joug du «statut du saisonnier».
Aujourd’hui, bien plus de 100 000 Extra-Européens «étrangers sans statut légal», «sans-papiers», travaillent la peur au ventre. Noirs, Tamouls ou musulmans, les réfugié-e-s du «tiers-monde», sont stigmatisés, supposés «ne pas avoir des idées non-européennes (au sens large)»4 value="4">Rapport du Conseil fédéral du 15 mai 1991 sur la politique à l’égard des étrangers et des réfugiés.
En 1893, avec l’adoption de la première initiative à avoir été votée, l’antisémitisme se développe en Suisse: elle interdit l’abattage rituel. Le troisième Reich en fera le monstre que nous connaissons aujourd’hui.

En 1937, le canton de Vaud appose son propre tampon «J» sur les autorisations de séjour qu’il délivre à des Juifs. Début 1938, avec l’invasion de l’Autriche, la persécution antijuive s’abat sur ce pays. Les autorités suisses multiplient les pressions sur le troisième Reich pour qu’il appose à son tour un signe particulier dans les passeports des juifs, qui permette aux douaniers suisses de les identifier, le cas échéant de les refouler. Pourquoi? Woerman, haut fonctionnaire allemand, écrit à son gouvernement: «Le ministre de Suisse m’a dit qu’il était sérieusement question en Suisse d’enrayer le flot des Juifs venant d’Allemagne. Le gouvernement suisse est résolument opposé à un «enjuivement» du pays, ce que nous devrions comprendre. Il se pourrait que le Conseil fédéral fît appel à la collaboration de l’Allemagne pour l’application des mesures à prendre. On envisage notamment en Suisse la nécessité d’établir l’obligation de visa pour les Allemands du Reich. Actuellement, cette obligation n’existe que pour le territoire de l’ancienne Autriche (…)»5 value="5">Document n° 642, Notice du chef de la division politique. E 4300 (B) 1/12 et 13 Rapport Ludwig, pp. 67 ss et 80; rapp. Bonjour 1970, pp. 307 ss.

Il faut attendre le 7 mai 1995 pour qu’enfin le président de la Confédération helvétique évoque la responsabilité des autorités suisses: «Il est pour moi hors de doute que la politique pratiquée alors par le peuple et par le Parlement à l’égard des juifs nous fait porter une grande part de responsabilité6 value="6">Pourquoi fait-il porter au peuple la responsabilité de la politique menée par les autorités à son insu?. On craignait qu’une immigration massive n’alimente une surpopulation étrangère» dit-il. Cette crainte reste le cœur de la politique suisse d’immigration.

Selon Kaspar Villiger, «le timbre J fut une concession contraire à ses intérêts que la Suisse fit à l’Allemagne. Ce timbre, la Suisse l’a approuvé en 1938»7 value="7">Le Nouveau Quotidien, 8 mai 1995..
Son discours fut reçu comme une formidable leçon politique. Le 20 mai 1995, l’hebdomadaire français Le Point lui consacra une page élogieuse: «Le 7 mai 1995, la Suisse, par la voix claire et digne de Kaspar Villiger, a pour la première fois de son histoire demandé pardon aux juifs. Ce discours courageux, dont la presse suisse a fait l’éloge, a suscité dans la Confédération une vague de réactions, généralement très positives».

Discours courageux? Selon Le Temps du 15 août 2012, ce discours «où la Suisse fait amende honorable pour son comportement face aux victimes de l’Holocauste fera date». Pourquoi? Pour avoir tu, et donc pour avoir dissimulé que ce sont les autorités suisses et non les autorités allemandes qui ont obtenu cette concession? Que ce sont les autorités suisses qui ont exigé des autorités allemandes ce tampon? En 1995, cinquante-sept ans après les faits, cette vérité devait-elle encore être cachée? Pourquoi? Parce que d’autres populations, les musulmans par exemple, continuent de subir la politique qui l’a voulue?
Septante-quatre ans plus tard, cette politique reste en vigueur. Une nouvelle révision de la loi sur l’asile nourrit une fois de plus les préjugés contre les réfugiés. Lorsqu’en août 2012, Le Temps consacre un dossier aux six discours8 value="8">Ceux de Simone Veil défendant le 26 novembre 1974 le droit à l’avortement et de Martin Lüther King («I had a dream») au Lincoln Memorial, le 28 août 1963. Ceux de John Kennedy à Berlin-Ouest, le 26 juin 1963 («Ich bin ein Berliner») et du Général de Gaulle à Alger «Je vous ai compris». De Winston Churchill qui appelait les Londoniens, le 13 mai 1940, à résister aux nazis au prix «de leur sang, de leur peine, de leurs larmes et de leur sueur». qui ont marqué le XXe siècle, il choisit le discours Villiger et répète que le tampon «J» aurait été «une concession que la Suisse fit à l’Allemagne».

Etrange lapsus, une illustration montre un tampon «J» vaudois de 1937 et une légende qui date ce signe distinctif de 1938, année de la négociation avec les nazis9 value="9">www.letemps.ch/Page/Uuid/8f3008f4-e89a-11e1-8e1d-ddab828cee35/Le_grand_pardon_de_la_Suisse_aux_juifs.

La Confédération refuse le regard critique sur son passé comme le refusent les autorités françaises occupées à restaurer leur puissance africaine et moyen-orientale.

A nouveau, le quotidien des peuples européens est menacé, leur futur incertain. A nouveau les sirènes identitaires font entendre leur propagande. Les Etats, inquiétant indicateur, répandent de l’ombre sur l’examen de leur passé, oublient le devoir de mémoire.

Avant sa rencontre avec Angela Merkel le 11 octobre 2012, le premier ministre hongrois Viktor Orban doute que la démocratie soit adaptée à notre époque. Ça rappelle quelque chose? Au début des années 1930, la droite parlementaire étalait son mépris pour une démocratie sociale que la gauche parlementaire ne parvenait pas à défendre10 value="10">La résistible ascension d’Arturo Ui, la célèbre pièce antinazie de Bertolt Brecht vient, et c’est heureux, d’être montrée à nouveau en Suisse romande.. Ces partis disent-ils autre chose aujourd’hui? Pas facile de se tracer un chemin dans le Poto-Poto11 value="11">Poto-poto, nom masculin: Boue, gadoue, embrouille, cafouillis, du wolof, potopóto «boue». D’abord utilisé par les coloniaux du Congo belge et du Congo français, ce terme est maintenant utilisé en Belgique, au Bénin, au Congo-Brazzavile, au Congo-Kinshasa, en Côte d’Ivoire, en Centrafrique, au Sénégal, au Tchad, et au Togo, (http://fr.wiktionary.org/wiki/poto-poto). Le suisse romand «petchi» le rend à merveille. Poto-poto lui sera pourtant préféré pour des raisons évidentes: ce synonyme venu d’ailleurs universalise sa signification et lui donne une nouvelle saveur. Petchi, nom masculin, désigne la boue liquide ou neige fondante; fig. gros désordre, ennuis..

Si l’Etat ne donne pas les éléments de la véracité historique, sur quoi bâtir le futur? En Suisse comme ailleurs, le nationalisme identitaire, le racisme, connaissent un développement vigoureux et menaçant. La volonté de leur opposer des valeurs universelles, la reconnaissance de tous les droits humains doivent réunir de nouvelles énergies.
 

Notes[+]

* Militant antiraciste.

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