Contrechamp

GUÉRIR EST UN ACTE CULTUREL

ETHNOPSYCHIATRIE • «L’acte thérapeutique participe toujours à la construction et à l’affirmation de la culture qu’il exprime», selon le psychiatre Piero Coppo. Ainsi, d’une culture à l’autre, les «passages» entre santé et maladie – ou normalité et folie – ont des noms différents et motivent des interventions différentes.

Médecin et psychiatre de l’Organisation interdisciplinaire développement et santé (ORISS, Italie), Piero Coppo a longtemps travaillé chez les guérisseurs Dogon du plateau du Mali; il a signé plusieurs livres consacrés à l’ethnopsychiatrie, qui mettent en valeur la richesse des systèmes de soins, toujours porteurs d’une vision du monde et de l’homme spécifique à la culture dont ils sont issus.
HÉTÉROGRAPHE

Egalité et différence

En réaction au racisme qui a accompagné, en la justifiant, l’expansion coloniale et qui s’est répandu dans la culture occidentale (y compris dans la «science»), le discours relatif à la différence a suscité pendant longtemps des peurs et des soupçons. Une aspiration justifiée à l’égalité des droits, que l’Occident a pompeusement proclamée sans que cela devienne une réalité pour une grande partie des habitants de la planète, a caché l’importance de la différence.
Ensuite, la lutte des Noirs, des femmes et des minorités en marge a porté la diversité (et la revendication des droits) dans le champ des droits fondamentaux de la personne. Aujourd’hui, la diversité est devenue «nommable» et même signe de richesse, élément positif de multiplicité, mais seulement là où elle est accompagnée d’une plus juste répartition des ressources et du pouvoir.
Deux lignes traversent le domaine de l’ethnopsychiatrie: celle qui sépare la «normalité» de la psychopathologie; et celle qui différencie les cultures entre elles.

 

Normalité et tradition

La «norme», au sens propre, est cet outil qui permet au maçon de construire des angles droits. Il existe des constructions solides et fonctionnelles qui peuvent se passer d’angles droits, mais pas de groupes humains qui ne se donnent des normes et des règles pour ordonner la vie sociale. Partout et de tout temps, nous retrouvons des rôles et des lieux conçus pour neutraliser ce qui est «anormal», ce qui est perçu comme une menace au travail de mise en ordre et de construction culturelle: juges, prêtres, psychologues, vieux sages, médecins, chefs de famille, psychiatres; prisons, hôpitaux, églises, asiles, communautés thérapeutiques, goulags… Des gestionnaires de l’«anormal», des producteurs de «normalité» (écoles, sociétés traditionnelles ou initiatiques, médias et autres sources de stéréotypes, des modes, des styles de vie) ont toujours collaboré pour créer un ordre commun et neutraliser le désordre qui le menace, en le forçant à rentrer dans la culture.
Si la normativité, c’est-à-dire le besoin d’édicter des normes, apparaît donc dans chaque groupe humain, le degré de tolérance (la capacité de supporter des déviations par rapport à la norme) varie selon le contexte. La source des normes (imposition d’une autorité ou négociation entre les parties), leur révocabilité et leur perméabilité aux transformations et aux actualisations sont extrêmement variables. Certains milieux, par leur structure et par leurs fonctions, sont très fortement normatifs (l’armée, par exemple, ou l’autoroute), tandis que d’autres permettent une plus grande variation des comportements. Les groupes humains se différencient non seulement par la position où ils situent la frontière entre normal et anormal, mais aussi par les stratégies qu’ils mettent en place face à ceux qui, par choix ou nécessité, traversent cette ligne de démarcation.
Mais en quoi les différents groupes humains sont-ils différents entre eux? Bien sûr, la modernisation est en train d’uniformiser le monde, en diffusant partout les mêmes produits, idéologies, stéréotypes, informations, images. Ce processus (étudié dans le détail par Serge Latouche) est à la fois en train de masquer les spécificités culturelles et d’introduire de nouvelles différences liées aux décalages économiques, qui dans un monde monétariste engendrent des différences nouvelles dans les conditions de vie. Il est vrai, par exemple, qu’un premier ministre africain se déplace en avion, en première classe, côte à côte avec le manager européen ou japonais, chinois ou russe, pour participer aux mêmes conférences internationales; mais il est fort probable aussi que, pour faire face à l’angoisse du futur, il ait recours au guérisseur-devin de sa tradition; tandis que ses compagnons de voyage vont puiser au même titre dans d’autres ressources de leurs propres cultures (la prière, les anxiolytiques, la psychothérapie). Sur d’autres plans, en dépit de la couleur de sa peau, il ressemble plus à son collègue italien qu’à ce parent éloigné, cultivateur de millet dans les terres de son pays. Dans un monde en transformation, les différences ethniques se croisent avec celles tout aussi importantes de culture et de niveau social. Peu de gens appartiennent désormais entièrement à la «tradition», peut-être aucun groupe humain aujourd’hui.

Crise et société

Quels signes montrent à un individu, à sa famille et à ses amis, qu’il est en train de franchir la frontière, en passant de l’état de «normal» à une «altération» pour laquelle l’intervention d’un spécialiste (médecin, prêtre, psychologue, guérisseur, psychiatre, devin) est considérée nécessaire? Entre santé et «maladie», il y a des passages qui prennent des noms différents d’une culture à l’autre, et qui motivent des interventions différentes.
Être en crise, en surmenage, «down», «déprimé», «avoir le blues» (en Occident); vivre une «mauvaise vague» (au Mexique); «avoir les aisselles chaudes», «ne plus avoir de ressources» (en Afrique, chez les Bamanan); «avoir le cœur en panne» (en Afrique, chez les Dogon du Mali). Bien souvent, la personne se rend compte que quelque chose ne tourne pas rond par elle-même; parfois par ses voisins. Les signes varient selon le contexte. Pour un Occidental, cela peut se présenter sous les traits d’une perte de mémoire, de l’ennui; ou par l’apparition de perceptions et sensations particulières; ou par la perte du sommeil; ou encore par des crises de panique soudaines et apparemment dépourvues de raison. Le travail va commencer à en pâtir, les voyages en voiture deviennent pénibles, et la sensation d’être mal à l’aise parmi les autres augmente. Sous d’autres latitudes, un jeune paysan africain pourrait, un beau matin, saluer ceux qu’il rencontre sans avoir auparavant rincé sa bouche après la nuit, cessant de respecter une norme importante de bonne éducation; ou s’égarer dans la séquence complexe des formules de salutation; ou trop bouger d’un endroit à l’autre; ou encore chercher à s’isoler, en évitant les moments collectifs où les mots s’échangent et où chacun vérifie et confirme la qualité de sa relation à autrui.

Du nom à la cause: les raisons de la «folie»

Une fois la limite dépassée, c’est le recours au spécialiste qui sanctionne la transition de la crise au malaise, de la normalité à l’anormalité, de la santé à la maladie.
Folie, «pazzia», maladie mentale, dysfonctionnement psychique, désordre, dérangement, malaise. Dans l’évolution des mots se reflète la façon par laquelle l’Occident traite l’«anormal» psychique. Chaque terme draine, implicitement, une vision plus large. «Folie» renvoie au latin «follis», c’est-à-dire au soufflet, une poche en peau de bête qui permet d’attiser le foyer: sac vide, tête remplie d’air, donc. L’italien «pazzia» vient du grec «pathos», souffrance, en soulignant la douleur du patient; «maladie mentale» indique que le mal est à confier au médecin, alors que «dysfonctionnement» souligne l’incapacité à être «fonctionnel», engagé dans une vie «normale» et productive. Enfin, «désordre» et «dérangement» sont des mots plus souples, qui nous parlent de situations dont tout un chacun peut faire l’expérience (des vies désordonnées, des sommeils dérangés, des moments d’égarement). Il s’agit, dans ce contexte, de nuances quantitatives.
Et ailleurs? En Afrique, les Dogon du Mali appellent la folie «kéké»; les Fulfulde «kandi»; les Bamanan «fa». Ils la considèrent comme une maladie grave, au même niveau que la lèpre. Ils la définissent selon plusieurs critères: chaude ou froide, masculine ou féminine, selon sa violence, son agressivité et la rapidité de son développement. Elle est définie également par ses causes supposées: provoquée par un «seitan», un esprit maléfique; par des transgressions graves; par de grandes peurs; par l’intervention de sorciers ou d’ensorceleurs. Etre «fou», pour ces cultures traditionnelles, met l’individu en dehors de la communauté des hommes, car les règles élémentaires qui fondent la culture sont transgressées. Les différentes façons d’expliquer le problème sont strictement liées à la vision du monde de chaque culture. Dans les communautés traditionnelles d’Afrique, d’Amérique ou d’Orient, le rapport entre les hommes et le milieu est très étroit. Les hommes, les plantes et les animaux participent de la même communauté, entre le monde qui «se voit» et les autres entités (esprits, âmes des pères, forces régénératrices) qui peuplent le monde invisible. La folie trouve, par la bouche du sorcier et/ou du guérisseur, ses raisons dans une perturbation de ces relations.
Le pouvoir des grilles d’explication adoptées ne doit pas être sous-estimé. Les «raisons» sont aussi des instruments, et les deux conceptions (l’occidentale «médicalisée» et les autres) donnent des significations très différentes à la souffrance humaine, elles nous montrent et elles réactivent des croyances et des comportements très différents. Chaque modèle explicatif, en effet, quand il est transformé en action, confirme la culture dont il est issu. Quand il écrit son ordonnance, le psychiatre valide tout l’appareil scientifique et industriel qui produit le médicament. Dans un rite, le guérisseur confirme la présence des esprits qu’il appelle et celle du monde invisible. Ainsi, l’acte thérapeutique participe toujours à la construction et à l’affirmation de la culture qu’il exprime.

Vernissage et lectures à Genève
Hétérographe, revue des homolittératures ou pas sort son huitième numéro, entièrement consacré à la migration, à la frontière, à la «migrance», dans tout ce qu’elles ont de «queer», d’extra-vag(u)ant. A travers des textes littéraires, des entretiens, des articles et des chroniques, la revue se propose d’interroger le genre, la différence et les transformations identitaires. A noter, dans ce numéro, un texte inédit du très grand poète algérien Jean Sénac, un poème du plasticien et écrivain chilien Pedro Lemebel et la première traduction française d’un extrait de La Frontera, œuvre mythique de la chicana Gloria Anzaldua. Ainsi qu’un état des lieux sur l’homophobie à travers le monde et plusieurs articles de spécialistes. Vernissage suisse et lectures à Genève (14 novembre 2012, 19h, Tierra Incognita, 6rue Charles-Humbert): voir l’agenda sur www.heterographe.com

* Traduction de l’italien et adaptation: Pierre Lepori. Texte extrait de la revue Hétérographe n°8.

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