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L’action humanitaire jusqu’à l’absurde?

AGORA KENYA • Françoise Sivignon, de Médecins du Monde, a participé en juillet à l’inauguration de l’hôpital de Dadaab, au Kenya. Elle livre une critique du rôle des acteurs humanitaires internationaux sur place.

Au Kenya, la bulle humanitaire qui caractérise le district de Dadaab pose la question des modes d’intervention des organisations de secours étrangères sur place. Ce district, situé à la frontière Nord-Est du Kenya, accueille ce que les médias appellent «le plus grand camp de réfugiés au monde». Ouvert il y a dix-huit ans, il accueille près de 500000 personnes qui ont fui en majorité la Somalie toute proche, tentant d’échapper à la guerre, à la sécheresse et ses conséquences nutritionnelles. Ils sont plus de 100000 nouveaux réfugiés à avoir franchi la frontière en 2011.
A 30km du camp, l’hôpital de la ville de Dadaab vient d’être réhabilité par Médecins du Monde avec l’objectif d’améliorer l’accès aux soins de la population locale et indirectement des réfugiés. En 2011, après une évaluation conduite sur le terrain, l’ONG a constaté que les organisations humanitaires concentraient leurs actions en faveur des réfugiés en délaissant l’établissement hospitalier. MDM a donc fait le choix de s’y implanter. En partenariat avec l’association Women And Health Alliance International (WAHA), il s’agit de soutenir le ministère de la santé kenyan et de renforcer les soins offerts aux femmes et aux enfants.
Intervenir dans la région est très difficile en raison de conditions de sécurité précaires. Depuis mi 2011, l’enlèvement de deux employées de Médecins sans frontières et l’attaque qui a coûté la vie à un volontaire kenyan du Norwegian Refugee Council ont eu un impact négatif sur le personnel international. Ce dernier ne se rend quasiment plus dans le camp de Dadaab. Il travaille à distance le plus souvent, via le personnel local.
Véritable ville sous perfusion internationale pour certains, prison à ciel ouvert pour d’autres, le camp de Dadaab est un espace clos et contrôlé. Les réfugiés ne peuvent en sortir sans autorisation. Etant donné sa proximité avec la frontière et la dépendance des réfugiés à l’aide étrangère, l’endroit est naturellement propice au développement d’activités variées, de petits trafics pour survivre à la criminalité plus organisée. Soumis aux infiltrations des partisans islamistes, il y règne d’après de nombreux témoignages une insécurité permanente. A tel point que bon nombre de nos interlocuteurs kenyans perçoivent désormais la présence des réfugiés comme une «menace croissante et sérieuse pour la sécurité du pays». Le gouvernement kényan en appelle régulièrement au rapatriement des réfugiés somaliens vers les régions de Somalie «libérées» du contrôle des islamistes. Mais jusqu’à présent, tout rapatriement est jugé irréaliste par les agences d’aide humanitaire comme par les réfugiés eux-mêmes.
C’est également pour des raisons de forte instabilité que les expatriés vivent dans ce qui constitue désormais une autre composante du casse-tête humanitaire de la région de Dabaab: le complexe des Nations Unies. Une véritable enclave à proximité de la ville, regroupant 2000 expatriés travaillant pour les Nations Unies et des organisations de solidarité internationale. Cet îlot hyper sécurisé et entouré de barbelés est gardé par la police locale, des milices privées, des chiens policiers et des caméras de surveillance.
Ceux qui y vivent à huis clos ne s’arrêtent quasiment jamais en ville, dont ils ne connaissent bien souvent que l’aéroport et sa terre rouge. Les habitants de Dadaab et sa région, ceux de la communauté haute, musulmane et traditionnelle, ne cachent plus leur colère devant un campement qui leur est interdit mais dont ils perçoivent la musique des soirées entre expatriés. Chaque jour, ils voient passer à très vive allure les 4X4 chargés de personnels humanitaires, avec lesquels les contacts sont très rares. Dans cette région pauvre et traditionnelle, les représentations qu’ils se font des étrangers sont extrêmement dégradées. Il se dit même que le complexe humanitaire consommerait à lui seul 30% des réserves en eau du district…
Cette configuration délirante jusqu’à l’absurde, avec un dispositif humanitaire qui s’isole pour piloter à distance les actions dans le camp de réfugiés de Dabaab, pose la question de la pertinence et de l’utilité des organisations internationales dans la région.
Plus que jamais, ces acteurs feraient bien de prendre conscience des effets néfastes de leur présence et de repenser leurs modes d’intervention. Il s’agit d’un moment crucial où le dispositif d’aide se trouve menacé par des baisses de financements et où les regards se détournent de la Somalie. Le risque de voir demain se renforcer le rejet des communautés locales existe. Pourtant, l’assistance internationale reste essentielle pour la survie des réfugiés et celles des populations locales.

* Vice-présidente de Médecins du Monde (France). Texte mis en ligne sur www.youphil.com/

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