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LE PARTAGE, LA MORT DE LA CULTURE?

INTERNET • Censé protéger les artistes, le droit d’auteur semble s’être subrepticement mué en droit des éditeurs, laissant pour compte les créateurs. Il est temps de réviser le droit d’auteur, en replaçant le travail de l’artiste au centre de la réforme, suggèrent deux membres du Parti pirate.
«Le chanteur» L.L. DE MARS

CÉDRIC JEANNERET* ET ALEXIS ROUSSEL**
L’avènement de l’Internet nous oblige à faire face à de nombreux bouleversements. En permettant un partage sans restriction de l’information, Internet est devenu le vecteur principal de notre culture. Et ce n’est pas par hasard si le droit d’auteur est au cœur du débat. Alors qu’il a été conçu afin de protéger les créateurs, on est en droit de se demander s’il ne s’est pas mué en un droit des éditeurs, transformant ainsi les créateurs en de simples produits commerciaux jetables. Aujourd’hui, les créateurs doivent se réapproprier les échanges avec leur public.

Internet est un outil de partage et les internautes l’ont bien compris. En plus de dix ans, alors que le volume de musique puis de films échangés a explosé, les distributeurs de contenu n’ont investi Internet qu’à reculons. Ils ont d’abord tourné le dos à ce nouveau canal de diffusion puis tentent maintenant de le museler.
Le changement est profond. Le modèle économique basé sur la rareté de l’offre s’est transformé. La culture s’étant dématérialisée, l’apparition d’une offre quasi illimitée a créé un marché d’abondance. Dans ce marché, où le coût de la distribution est presque nul, les éditeurs et distributeurs ont perdu la main.

Un droit d’auteur dénaturé

Et pourtant, les lobbies des industries de la culture sont partis en guerre contre le partage. Roger Chevallaz, secrétaire-général d’Audiovision Suisse, est allé jusqu’à affirmer que «le partage n’est pas la culture». Au-delà de sa mauvaise connaissance de ce qu’est la culture, l’industrie refuse de se remettre en cause face à l’évolution technologique. Combattre les effets de son inertie semble plus facile que repenser les modèles de rémunération des artistes.

Les comédiens et les imprimeurs ont longtemps pu vendre des prestations basées sur des écrits sans reverser un centime aux auteurs. La mise en place du droit d’auteur a permis de corriger cela. Et avec le développement de la distribution et de l’édition, l’avènement des droits voisins est apparu comme nécessaire afin d’assurer une rémunération soi-disant équitable des différents intermédiaires.

Mais lorsque le partage sur Internet a pris de l’ampleur, les lobbies ont instrumentalisé les auteurs en les agitant face à leur public pour le faire culpabiliser. Les auteurs sont les laissés-pour-compte de la révolution numérique. Ils sont les véritables victimes de ces lobbies qui détournent le droit d’auteur pour défendre leurs propres intérêts. Car sous couvert de vouloir les protéger, les industriels de la culture ont surtout voulu protéger leur propre rémunération au lieu de celle des artistes. Ils se sont attaqués aux internautes, donc finalement à leurs clients.

Criminaliser les internautes n’est clairement pas le meilleur moyen de s’attirer la sympathie du public: les internautes sont le public! Et le faire uniquement afin de conserver un modèle économique dépassé n’est pas une approche viable. Il faut au contraire accompagner l’évolution. Darwin doit se retourner dans sa tombe!
Nous avons le devoir d’amorcer une réforme en profondeur du droit d’auteur en le recentrant sur la protection contre le plagiat, contre les abus des éditeurs et sur la rémunération des artistes. Le droit d’auteur doit reprendre sa fonction initiale: protéger les auteurs.

Toute réforme du droit d’auteur doit d’abord garantir les droits moraux. Personne n’a le droit de s’approprier l’œuvre d’un autre. Les droits moraux devraient être les seuls garde-fous à la propagation de la culture. C’est bien le respect du travail de l’artiste qui doit être au centre de la réforme. Le droit moral est perpétuel, imprescriptible et inaliénable et doit le rester.

Réformer, c’est aider les créateurs à reprendre le contrôle de leurs œuvres

Les droits patrimoniaux doivent évoluer. Voilà une vingtaine d’années qu’une réflexion a débuté sur la réforme du droit d’auteur. Le premier point d’accroche est le constat de la protection excessive dans le temps d’une œuvre. En Suisse, il faut attendre 70 ans après la mort de l’artiste pour que l’œuvre soit librement disponible dans le domaine public. On doute fort que ce soit effectivement l’artiste qui profite de cette protection étendue. Cette extension n’a pour objectif que de perpétuer une rémunération des héritiers et, surtout, des éditeurs. Les droits moraux, seuls remparts à une dénaturation de l’œuvre, continuent de la protéger même au-delà des septante ans.

La culture se construit à travers le partage. La légalisation du partage non marchand est le pivot central de la réforme du droit d’auteur. La différence entre le partage «non marchand» et «marchand» est souvent volontairement effacée par les adversaires de la réforme. Il correspond pourtant à l’échange entre deux personnes sans contrepartie financière. Si l’envoi d’un CD par courrier est admis, pourquoi son équivalent numérique ne le serait-il pas? Cette légalisation mettrait un terme à la criminalisation des individus partageurs. Cela permettrait aussi la sauvegarde d’œuvres, devenues indisponibles dans les catalogues
des éditeurs, mais rendues à l’humanité grâce au partage.

Mais le partage ne peut se faire aisément s’il subsiste les fameux DRM (Digital right management). Ces mesures techniques de protection interdisent au consommateur de faire un usage de son achat différent de celui imaginé par l’éditeur. Elles transforment l’achat en une location soumise à des conditions drastiques. Limitation du nombre de lectures ou de copies, interdiction de lecture sur un appareil non agréé, nous nous sommes tous retrouvés un jour devant un lecteur DVD ou Bluray n’acceptant pas un disque venant d’une autre zone géographique. Une voiture qui ne démarrerait pas sur les routes d’un pays voisin n’aurait pas beaucoup de succès, et pourtant le monde de la culture est un des rares espaces dans lequel les éditeurs imposent de telles contraintes. L’utilisation des œuvres obtenues de sources légales doit devenir aussi simple que celle d’œuvres téléchargées de sources illégales. La création d’un véritable marché libre de la culture sur Internet, boudée par les éditeurs, ne pourra se faire qu’avec l’interdiction des DRM.

Ce projet de réforme, défendu notamment par le Parti pirate1 value="1">The Case for Copyright Reform, par Rick Falvinge et Christian Engström (www.copyrightreform.eu)1, est la base nécessaire au développement des nouveaux usages et des nouveaux marchés. S’obstiner, comme le font les éditeurs, à vouloir défendre des concepts dépassés techniquement, est voué à l’échec. Cette réforme est aussi celle qui doit nous permettre d’aider les artistes à faire leur transition.

Les changements dans le monde de la culture ne vont pas se faire sans heurts. Les créateurs auront besoin d’aide pour s’adapter à la société de l’information. Aujourd’hui, les auteurs doivent faire une confiance aveugle aux éditeurs avec qui ils signent des contrats souvent obscurs qui leur interdisent d’explorer des nouvelles voies, comme les Creative Commons2 value="2">http://creativecommons.org/. Ils vont pouvoir se libérer des éditeurs et, surtout, reprendre le contrôle de leurs œuvres.

Il faut avant tout assurer la visibilité en ligne des artistes. Si les éditeurs assurent la promotion de «leurs» artistes, la mise en place de plateformes indépendantes permettrait de donner leur chance à tous. Chaque artiste pourrait ainsi disposer de l’ensemble des outils assurant une meilleure interaction avec son public et en suivre son évolution.

En s’affranchissant des intermédiaires, la vente directe par le biais de tels sites a le potentiel de générer des revenus intéressants.
Dans ce nouvel équilibre, le concert est le lieu de rencontre physique entre l’artiste et son public. Il est le prolongement de la relation établie sur le réseau. La musique en ligne est même devenue le «produit d’appel» pour la performance de la scène. Mais malgré une demande croissante pour des concerts, la redevance SUISA est souvent un obstacle au paiement d’un cachet à l’artiste. La gestion des droits doit être revue afin de simplifier et clarifier la redistribution des recettes. La rencontre entre l’artiste et son public ne doit pas être entravée, elle doit être encouragée.

Si l’argent est souvent le nerf de la guerre, le seul financement qui soit important est celui des auteurs qui créent et méritent une rétribution pour leurs prestations. La réforme du droit d’auteur ne pourra se faire qu’en leur assurant une rétribution équitable adaptée aux nouveaux usages. Des alternatives à la vente de CD ou de mp3 existent et doivent être proposées.

Une recherche de financement doit d’abord passer par une baisse des coûts de fonctionnement des sociétés de gestions de droits. La SUISA, SuissImage, SwissPerform, la SSA et ProLitteris devraient fusionner dans une société unique, qui pourrait ainsi mutualiser les coûts et offrir un service complet aux artistes.

Proposer au public de participer au financement d’une nouvelle création

Le crowdfunding3 value="3">Par exemple http://musopen.org/ est un bon exemple. Il permet de proposer au public de participer au financement d’une nouvelle création. C’est une nouvelle
relation qui s’établit entre l’auteur et son public. Il s’agit bien d’une forme de mécénat renouvelée par l’évolution technologique.

La mise à contribution des sites de téléchargement qui font des bénéfices est une piste très importante. Il n’est pas acceptable que des sites, comme MegaUpload ou Rapidshare, puissent faire de confortables bénéfices sur le dos des artistes, sans leur reverser de droits.

La licence globale est une piste fréquemment citée. Elle pourrait fournir une solution temporaire en créant un apport financier important et immédiat. Mais elle ne doit pas devenir un financement de substitution pour les éditeurs.

La culture est un ensemble de normes et de valeurs communes à des individus. Elle se construit à travers le partage de ces normes et valeurs. Sans public et sans moyens de partager, la culture ne peut pas exister. Et pourtant depuis une vingtaine d’années, les groupes de pression des éditeurs tentent de conserver leurs acquis en engageant une lutte sans merci contre le public et le partage. Donc contre la culture.

Il est plus que temps que les politiques et les législateurs s’affranchissent des groupes de pression. Il faut absolument engager le dialogue entre les artistes et le public. Il faut prendre le temps de réfléchir aux nouveaux modes de distribution et de financement de la culture. Les distributeurs ne sont plus nécessaires et les éditeurs devront se recentrer sur leur rôle premier. Le partage dématérialisé donne un nouveau souffle à la culture. Les artistes et leurs publics sont les seuls qui compteront dans le nouveau visage de la culture. I

* Blogueur, membre du Parti pirate (PP) vaudois.
** Vice-président PP Genève et PP Suisse.

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